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&PSEUDO-SCIENCES SCIENCE

327 JANVIER / MARS 2019 - 5 e

Association pour l’information scientifique - Afis

OGM : 20 ans de progrès, 20 ans de controverses

Traces de produits dangereux dans l’alimentation

Faut-il s’en inquiéter ?

De l’ésotérisme à la raison

Une ancienne gourou témoigne Former les médecins à l’esprit critique

Comité de rédaction

Jean-Paul Krivine - Rédacteur en chef Brigitte Axelrad, Ariane Beldi, Yves Brunet, Martin Brunschwig, Thierry Charpentier, Hervé Le Bars, Frédéric Lequèvre, Philippe Le Vigouroux, Kévin Moris, Antoine Pitrou, Émeric Planet, Sébastien Point, Jérôme Quirant Corrections, illustrations : Yves Brunet (secrétaire de rédaction), Jessica Arroyo, Brigitte Axelrad, Martin Brunschwig Conception graphique et mise en page : Tanguy Ferrand

Imprimé : Rotimpress (Espagne) N° commission paritaire : 0421 G 87957 ISSN 0982-4022. Dépôt légal : à parution Directeur de la publication : Roger Lepeix

Parrainage scientifique

Jean-Pierre Adam (archéologue, CNRS, Paris). Jean-Claude Artus (professeur émérite des universités, ancien chef de service de médecine nucléaire). André Aurengo (professeur des universités, praticien hospitalier de biophysique et médecine nucléaire, membre de l’Académie nationale de médecine, Paris). Philippe Boulanger (physicien, fondateur de la revue Pour la science). Jacques Bouveresse (philosophe, professeur émérite au Collège de France). Yves Bréchet (physico-chimiste, membre de l’Académie des sciences). François-Marie Bréon (climatologue, chercheur au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement). Jean Bricmont (professeur de physique théorique, université de Louvain-la-Neuve, Belgique). Henri Broch (professeur de physique et de zététique, Nice). Gérald Bronner (sociologue, professeur à l’université de Paris Diderot). Henri Brugère (docteur vétérinaire, professeur émérite de physiologie thérapeutique à l’École nationale vétérinaire d’Alfort). Suzy Collin-Zahn (astrophysicienne, directeur de recherche honoraire à l’Observatoire de Paris-Meudon). Yvette Dattée (directeur de recherche honoraire de l’Inra, membre de l’Académie d’agriculture de France). Jean-Paul Delahaye (professeur à l’université des Sciences et Technologies de Lille, chercheur au Laboratoire d’informatique fondamentale de Lille). Marc Fellous (professeur de médecine, Institut Cochin de génétique moléculaire). Nicolas Gauvrit (enseignant-chercheur en psychologie). Marc Gentilini (professeur émérite des maladies infectieuses et tropicales Pitié Salpêtrière, Paris, président honoraire de l’Académie nationale de médecine). Léon Guéguen (nutritionniste, directeur de recherche honoraire de l’Inra, membre de l’Académie d’agriculture de France). Catherine Hill (épidémiologiste). Louis-Marie  Houdebine (biologiste, directeur de recherche honoraire à l’Inra). Bertrand Jordan (biologiste moléculaire, directeur de recherche émérite au CNRS). Philippe Joudrier (biologiste, directeur de recherche à l’Inra). Jean de Kervasdoué (professeur au Conservatoire national des arts et métiers, membre de l’Académie des technologies). Marcel Kuntz (biologiste, directeur de recherche au CNRS). Hélène Langevin-Joliot (physicienne nucléaire, directrice de recherche émérite au CNRS). Guillaume Lecointre (professeur au Muséum national d’histoire naturelle, directeur du département Systématique et évolution). Jean-Marie Lehn (professeur émérite à l’université de Strasbourg et professeur honoraire au Collège de France, prix Nobel de chimie). Hervé Maisonneuve (médecin en santé publique). Gérard Pascal (nutritionniste et toxicologue, directeur de recherche honoraire de l’Inra, membre des Académies d’agriculture et des technologies). Jean-Claude Pecker (professeur honoraire d’astrophysique théorique au Collège de France, membre de l’Académie des sciences). Anne Perrin (docteur en biologie). Franck Ramus (directeur de recherche au CNRS, Institut d’études de la cognition, École normale supérieure, Paris). Jean-Pierre Sauvage (professeur émérite à l’université de Strasbourg, membre de l’Académie des sciences, prix Nobel de chimie). Arkan Simaan (professeur agrégé de physique, historien des sciences). Alan Sokal (professeur de physique à l’université de New York et professeur de mathématiques à l’University College de Londres). Hervé This (physico-chimiste Inra, AgroParisTech, directeur scientifique de la Fondation Science & Culture Alimentaire, membre de l’Académie d’agriculture de France). Virginie Tournay (politologue, directeur de recherche au CNRS, CEVIPOV, Sciences Po). Jacques Van Rillaer (professeur de psychologie, Belgique).

Science & pseudo-sciences est édité par l’Afis

Association française pour l’information scientifique Conseil d’administration : Roger Lepeix (président), Brigitte Axelrad (vice-présidente), François-Marie Bréon, Jean-François Chevalier (secrétaire général), Laurent Dauré, Christophe de la Roche Saint André, Samuel Demeulemeester, André Fougeroux, Jacques Guarinos, JeanJacques Ingremeau (trésorier-adjoint), Jean-Paul Krivine, Hervé Le Bars, Igor Ziegler (trésorier).

Toute correspondance :

[email protected] Afis, 4 rue des Arènes 75005 Paris Site Internet : afis.org

Anciens présidents : Michel Rouzé (fondateur, 1968-1999), JeanClaude Pecker (1999-2001), Jean Bricmont (2001-2006), Michel Naud (20062012), Louis-Marie Houdebine (2012-2014), Anne Perrin (2014-2018). Image couverture : photomontage Laurie de Brondeau (lb-illustrations), image © bonetta, chengyuzheng, onurdongel (istockphoto) et Dmitry Kotin (Dreamstime.com)

/

D

ÉDITORIAL

OGM, pesticides, homéopathie : science ou idéologie

’un point de vue scientifique, une évaluation se fait au cas par cas, qu’il s’agisse d’une plante génétiquement modifiée, d’un pesticide ou d’un médicament.

Un OGM donné est conçu pour des bénéfices attendus dans des conditions bien spécifiées. Mais il pourra se révéler sans intérêt dans un contexte agricole ou climatique différent, voire préjudiciable à son environnement dans le cadre de mauvaises pratiques. Ceci n’est pas spécifique aux plantes génétiquement modifiées mais concerne toutes les semences. Affirmer « les OGM sont des poisons » n’a pas plus de sens que de prétendre qu’ils sont « sans problème ». La controverse quitte le terrain scientifique dès lors que le mode d’obtention de ces variétés fait l’objet de toute l’attention au détriment de leurs caractéristiques intrinsèques (voir notre dossier dans ce numéro). Il en est de même pour les pesticides. La distinction entre pesticides de synthèse et pesticides « naturels » n’a aucun sens sur le plan scientifique. Tous les pesticides sont des « produits chimiques » et leur profil toxicologique doit être examiné au cas par cas. Le « naturel » n’a pas de raison d’être meilleur que le synthétique. Ainsi, par exemple, le sulfate de cuivre1 largement utilisé comme pesticide en agriculture biologique (sous le nom de bouillie bordelaise) a fait l’objet d’une intense mobilisation de la filière agro-industrielle « bio », conduisant au renouvellement de son autorisation au niveau européen pour sept ans2. Et ce, malgré les risques reconnus en matière d’environnement et de pollution des sols3 et malgré la demande d’interdiction pure et simple de la part de certains États membres.

Enfin, pour les médicaments en général, et donc pour l’homéopathie, c’est également au cas par cas que l’on peut décider de l’efficacité et du rapport bénéfices-risques. C’est en tournant le dos à ce principe en vigueur qu’un statut dérogatoire a été accordé aux granules homéopathiques, dispensant les fabricants de fournir la preuve de leur efficacité pour obtenir l’autorisation de mise sur le marché. La Haute autorité de santé (HAS) vient d’être missionnée par la ministre de la Santé pour évaluer « le bien-fondé des conditions de prise en charge et du remboursement des médicaments homéopathiques ». Si l’on s’intéresse à l’homéopathie en général, la seule conclusion logique serait alors de demander aux fabricants de pilules homéopathiques de se conformer au droit commun de l’évaluation. Si l’on s’intéresse à l’évaluation des produits, on ne voit pas bien en quoi peut consister une telle évaluation si elle ne s’effectue pas au cas par cas4. Le point commun aux mobilisations contre les OGM en général, contre les pesticides en général (sousentendus « chimiques » ou « synthétiques ») ou en défense de l’homéopathie en général semble bien être la vision selon laquelle le progrès scientifique est dangereux a priori ou que la nature est bonne par principe. La nature n’est ni bonne ni mauvaise, elle se contente d’être. En revanche, la science est l’un des meilleurs outils dont s’est dotée l’humanité pour résoudre les nombreux problèmes auxquels elle doit faire face, qu’il s’agisse de contribuer au développement humain ou de faire face aux défis environnementaux. Science et pseudo-sciences 3 EFSA, “Conclusion on pesticides peer review”, EJ-EFSA Journal,

1 Présenté comme naturel, alors qu’il n’existe bien entendu pas sous

20 décembre 2017. Sur efsa.onlinelibrary.wiley.com 4 Elle pourrait cependant arguer du fait que, pour la quasi-totalité

cette forme dans la nature et qu’il est obtenu après traitement par des industriels de la chimie. 2 Règlement d’exécution (UE) 2018/84 de la Commission du 19 janvier 2018. Sur eur-lex.europa.eu

des préparations homéopathiques, la dilution est telle qu’il ne reste absolument plus rien d’autre que l’excipent, et qu’à ce titre, ces préparations ne peuvent alléguer la moindre action thérapeutique propre (au-delà de l’effet placebo).

Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

1

SOMMAIRE

1

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ÉDITORIAL

Cinquante ans

4

7 OGM

REGARDS SUR LA SCIENCE

Rubrique coordonnée par Kévin Moris

DOSSIER

7 10 17

OGM : vingt ans de progrès, vingt ans de controverses Non, les OGM ne sont pas des poisons  : six ans après, qu’en est-il de l’« étude choc » ? par Hervé Le Bars

Études de toxicité des OGM : le cadre réglementaire européen est-il à revoir ? par Hervé Le Bars

24 28 36

ARTICLE

55 59

Ex-gourou : le témoignage d’une ancienne guide ésotérique Entretien avec Jessica Schab

ARTICLE

Les dangers des croyances New Age Entretien avec Élisabeth Feytit

62 2

par Jérôme Charlon

Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

par Théo Mathurin

OGM : une source de progrès pour la santé (One Health) par Catherine Regnault-Roger

Faut-il opposer agriculture biologique et biotechnologies ? par Gil Kressmann

ARTICLE

67

Maladie de Lyme : quand il devient impossible d’informer par Jean-Paul Krivine

ARTICLE

69

ARTICLE

La formation des médecins à l’esprit critique

Les OGM : une catégorie juridique aux contours débattus

71

La science dans l’enseignement contestée au nom des croyances par Philippe Le Vigouroux

ARTICLE

La littératie : comprendre et utiliser l’information écrite dans la vie courante par David Ali

/

SOMMAIRE

40 À l'état de traces DOSSIER

40 42 46

Faut-il s’inquiéter de la présence de substances « à l’état de traces » ? L’alimentation bio et le risque de cancers : état des connaissances par Catherine Hill

50 52

85 91

La science, trop rigoureuse pour Le Monde ? par Antoine Pitrou

par Jérôme Quirant

Doper l’estime de soi ? Des faits et des illusions

par Jacques Van Rillaer

FOU FOU FOU

78

par Georges Salines

Le bio va-t-il nous sauver du cancer ?

PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE

73

Opinion et causes de cancers

Quel est votre premier souvenir d’enfance ? Rubrique réalisée par Brigitte Axelrad

LIVRES

95 103

SCIENCE ET CONSCIENCE

107

par Hervé Maisonneuve

109

L’intégrité scientifique

ESPRIT CRITIQUE

Découvrir les présupposés par Véronique Delille

111

Notes de lecture

Rubrique coordonnée par Thierry Charpentier et Philippe Le Vigouroux

LES 50 ANS DE L’AFIS

Une journée d'anniversaire

LES 50 ANS DE L’AFIS

Le raisonnement universel de la science par Yves Bréchet

LA VIE DE L’AFIS

BOOK-E-BOOK.COM

Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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Regards sur la science

Rubrique coordonnée par Kévin Moris

Oumuamua : encore les extraterrestres ? n parle beaucoup en ce moment dans les O médias de l’objet énigmatique Oumuamua, dont le nom hawaïen signifie « messager venu

de loin » : il s’est approché du Soleil en octobre 2017 jusqu’au quart de la distance Terre-Soleil, puis s’en est éloigné pour ne plus revenir. Sa forme, déduite de ses variations d’éclairement, est allongée. Tout le monde l’imagine maintenant tel qu’il a été représenté par un artiste inspiré, une sorte de cigare qui fait irrémédiablement penser à un vaisseau spatial. Naturellement, cette hypothèse du vaisseau spatial a été immédiatement reprise sur les réseaux sociaux… Un article publié par deux astrophysiciens du Harvard Center for Astrophysics, Bialy et Loeb, vient de relancer le débat concernant sa nature [1]. Il est clair que l’objet provient de l’extérieur du Système solaire et qu’il y retournera pour toujours, puisque sa trajectoire (hyperbolique) exclut l’hypothèse d’une orbite périodique. Sa forme est certes intrigante, mais on connaît des astéroïdes aux formes étranges (rappelonsnous la sonde Rosetta partie à la rencontre de la comète Tchourioumov-Guérassimenko, qui ressemble à une sorte de haricot !). Ce qui est plus intrigant, c’est que Oumuamua a subi un excès d’accélération en passant près du Soleil, comme le ferait une comète dont la queue serait poussée par la lumière solaire. Or on n’a pas vu de queue cométaire sur Oumuamua lors de son passage. Mais cela ne veut pas dire que la queue n’existe pas : des chercheurs suggèrent qu’elle pourrait être invisible, car riche en espèces très volatiles comme CO, CO2, N2, qui sont difficiles à observer et qui existent dans certaines comètes atypiques. Bialy et Loeb ont fait l’hypothèse que Oumuamua possède une voile solaire invisible car très ténue (moins de 1 mm d’épaisseur) qui lui a per-

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Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

mis d’être poussée par le Soleil. Il y a longtemps en effet qu’on pense à un tel dispositif pour envoyer des satellites dans le Système solaire. Loeb lui-même, qui est très imaginatif mais aussi excellent physicien, s’intéresse depuis longtemps à la vie extraterrestre et a proposé avant la découverte de Oumuamua ce système de propulsion pour des vaisseaux extraterrestres. Les deux astrophysiciens ont calculé que cette voile aurait pu traverser presque toute la Voie lactée sans être détruite par les grains de poussière interstellaire. À la fin de leur article, ils se posent la question de l’origine d’une telle voile et écrivent : « Oumuamua représente une nouvelle classe de matériel interstellaire fin, soit produit naturellement par un processus inconnu dans le milieu interstellaire ou dans un disque protoplanétaire, soit ayant une origine artificielle. » S’il s’agit d’un objet artificiel envoyé par une civilisation extraterrestre, il doit en tout cas avoir été abandonné par ses habitants, ou ceuxci sont morts, puisqu’on n’a détecté aucune émission provenant du « vaisseau », bien que de puissants radiotélescopes aient été pointés sur lui. À moins qu’ils aient éteint leurs ordinateurs et leurs téléviseurs ! Par ailleurs on a du mal à imaginer que des extraterrestres viennent d’aussi loin et s’approchent autant sans chercher à nous connaître ! Mais peut-être sont-ils très prudents et se méfient-ils de nous, comme le suggèrent certains… Naturellement, ce que retient le public n’est pas la possibilité qu’il s’agisse d’un objet d’origine naturelle, mais d’un vaisseau envoyé par des extraterrestres, et que cette hypothèse est proposée par les chercheurs eux-mêmes. Or, à mon avis, le meilleur argument contre cette hypothèse est celui de Jean Schneider de l’Observatoire de Paris, spécialiste des planètes extrasolaires, argument qu’il a donné dans une

REGARDS SUR LA SCIENCE

© European Southern Observatory / M. ornmesser

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L'astéroïde interstellaire 1I/2017 U1” aussi appelé Oumuamua (vue d’artiste).

interview à LCI : « Le nouveau télescope LSST [Large Synoptic Survey Telescope, qui sera pleinement opérationnel à partir de 2022] devrait détecter un objet par an de ce type en moyenne [d’origine complètement naturelle, soulignonsle], selon les prédictions. Si on observe effectivement un astéroïde interstellaire par an à partir de maintenant, pourquoi justement le premier découvert, Oumuamua, serait-il, lui, une sonde (en perdition) envoyée par des extraterrestres ? ». On aura peut-être la réponse lorsqu’une sonde ultra-rapide, qui devrait être envoyée par la NASA dans une vingtaine d’années, rattrapera

Oumuamua (dans une cinquantaine d’années) et en prendra des photos. Ce qui laisse donc encore pas mal de temps pour spéculer sur ces extraterrestres… Suzy Collin-Zahn

Astrophysicienne et directeur de recherche honoraire à l’Observatoire de Paris-Meudon

Références

[1] Bialy S, Loeb A, “Could Solar Radiation Pressure Explain ‘Oumuamua’s Peculiar Acceleration?”, The Astrophysical Journal Letters, 2018, 868:L1.

Le retour de Yellowstone dans l’actualité

armi les nombreuses catastrophes qui menaP cent l’humanité, certaines pourraient venir de la gestion extravagante qu’elle fait des res-

sources de la Terre (combustibles fossiles, déchets de toute nature, biocapacité, croissance démographique, eau douce…). Deux autres sont dues à des phénomènes naturels : collision de la Terre avec un gros astéroïde, éruption d’un supervolcan. Pour la première, plusieurs projets sont à l’étude à la NASA [1] pour essayer de détourner un visiteur redouté. Un des acteurs probables de la seconde, le supervolcan caché sous le parc de Yellowstone, a été présenté par Science et pseudo-sciences [2]. Rappelons seulement que les éjecta produits par les éruptions qui ont eu lieu vers –2,1, –1,3 et –0,64 millions d’années ont couvert une bonne partie de l’ouest et du sud des États-Unis et du nord du Mexique, avec

des couches de quelques millimètres à quelques mètres d’épaisseur. Depuis, l’activité volcanique1 n’a pas cessé dans la région. De nouvelles techniques sont venues compléter l’arsenal déjà disponible pour sa surveillance. Par exemple, Y. Zhou et son équipe ont exploité une méthode [3] utilisant un réseau de sismographes et les ondes de surface qui le traversent2.

Toutes les nouvelles qui proviennent des services chargés de sa surveillance sont présentées dans la presse d’une façon qui peut maintenir un climat de crainte dans la population des États-

1 Des éruptions ont encore eu lieu jusqu’en –70 000. Une éruption

hydrothermale a produit un cratère de 5 km de diamètre il y a environ 13 000 ans. 2 Testée par l’IPGP, au début des années 80 pendant la campagne franco-chinoise d’étude de la croûte sous le Tibet, avec peu de moyens et de gros problèmes logistiques [4].

Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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REGARDS SUR LA SCIENCE

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Schéma de la caldeira de Yellowstone surmontant la chambre magmatique du point chaud de Yellowstone (Wikimedia common)

Unis, souvent avec l’appui de milieux religieux annonçant une proche Apocalypse. Une faille longue de 30 m, apparue en surface, est présentée dans les médias comme signe précurseur d’une prochaine reprise de l’activité volcanique [5], alors que le Service géologique des États-Unis ne constate aucune augmentation de la sismicité. Il est donc tentant de rechercher, comme on le fait avec les astéroïdes, une méthode permettant d’éviter ou de retarder une catastrophe majeure, quelle que soit la façon dont le volcan est alimenté en matière en fusion, qu’elle vienne d’un point chaud ou, comme le propose Y. Zhou, de la plaque océanique Farallon, déchirée en plusieurs morceaux et plongeant sous la plaque nord-américaine, de nature continentale dans cette région.

D. C. Denkenberger, dans une étude très minutieuse dont on recommande vivement la lecture [6], fait la présentation d’une soixantaine de ces projets. On peut classer leurs méthodes : modification des propriétés du magma (température, pression, viscosité, cristallisation), son extraction ou celle des gaz émis, par fracturation hydraulique de la croûte sus-jacente, son refroidissement qui retarde la formation des gaz ou son renforcement (stabilisation mécanique ou cimentation des fractures), son chargement par création de barrages hydrauliques ou dépôt de terre, de roches, déclenchement d’une éruption mineure, éventuellement par explosion nucléaire près de la chambre, bulles stratosphériques pour contenir les gaz et les éjecta dans l’atmosphère, perturbation du panache qui apporte le magma… L’auteur compare la faisabilité de ces diverses méthodes

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Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

et les risques associés. Sa conclusion est que les interventions les plus prometteuses impliquent l’augmentation de la pression subie par le magma. Dans tous les cas, une fois bien établie la faisabilité technique du procédé choisi, l’éruption serait retardée d’un siècle environ, après une dizaine d’années de travaux. On peut espérer qu’entre temps des techniques plus performantes soient mises au point. Resterait, vu ses probables effets secondaires, à faire accepter cette entreprise par la population, le gouvernement des États-Unis et ceux des États voisins.

L’espèce humaine reste incapable de constituer une gouvernance planétaire efficace qui permettrait de prévenir les catastrophes d’origine anthropique, en mettant en œuvre des programmes bien établis. On peut douter qu’elle parvienne à mettre sur pied un projet de la taille de ceux qui ont été mentionnés, alors que certains, par exemple ceux qui fragilisent la croûte sus-jacente, présentent le risque de produire prématurément une catastrophe d’une taille voisine de celle que l’on voulait éviter, ou que d’autres, comme celui qui envisage la contention des éjecta au-dessus de l’éruption, risquent de ne pas réussir à en éviter les conséquences. Georges Jobert

Géophysicien, ancien directeur de l’Institut de physique du globe de Paris

Références

[1] Voir par exemple : “What Is NASA›s Asteroid Redirect Mission?”. Sur nasa.gov [2] Jobert G, « Peut-on mieux apprécier la menace que représente un supervolcan ? », SPS n° 321, juillet 2017. [3] Zhou Y, “Anomalous mantle transition zone beneath the Yellowstone hotspot track”, Nature Geoscience, 2018, 11:449-453. [4] Jobert N et al., “Deep structure of southern Tibet inferred from the dispersion of Rayleigh waves through a long-period seismic network”, Nature, 1985, 313:386-388. [5] Russel R, “Yellowstone volcano: Cracks appear in rocks – Is it sign of Yellowstone eruption looming?”, 20 juillet 2018. Sur express.co.uk [6] Taylor AR, Denkenberger D, Pearce J, “Integrative Risk Management for abrupt catastrophes destroying 10 %-20 % of global food supply”, Proceedings of the 6th International Disaster and Risk Conference (Davos, Suisse), 2016. Sur academia.edu

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DOSSIER • OGM

OGM : vingt ans de progrès, vingt ans de controverses I

l y a maintenant six ans, une véritable opération de communication était organisée autour d’un article, rétracté un an après par la revue scientifique qui l’avait publié [1], prétendant démontrer que des rats nourris à partir d’un maïs OGM mouraient plus jeunes et développaient davantage de tumeurs. Dans le cadre de cette opération, Le Nouvel Observateur1 daté du 20 septembre 2012 affichait en gros caractères et en couverture : « Oui, les OGM sont des poisons ! » Son dossier « en exclusivité » parlait d’une «  bombe à fragmentation scientifique, sanitaire, politique et industrielle » qui « pulvérise […] une vérité officielle, [celle de] l’innocuité du maïs génétiquement modifié. » La communauté scientifique n’avait pas eu le temps de prendre connaissance des travaux « menés secrètement » par le Pr Gilles-Éric Séralini ni de l’article final, soigneusement mis sous embargo, qu’un véritable tsunami médiatique emportait tout sur son passage. Six ans plus tard, trois études menées à l’échelle européenne invalident définitivement les travaux de Séralini (voir l’article « Non, les OGM ne sont pas des poisons  : l’“étude choc” six ans après »), mais avec une couverture médiatique plus discrète.

L’un des objectifs revendiqué de l’opération était d’obtenir une réglementation européenne plus stricte encadrant les études de toxicité des OGM. Avec un certain succès : dans la foulée de la publication, le gouvernement français demandait une remise à plat du dispositif communautaire d’évaluation, d’autorisation et de contrôle des OGM et des pesticides et réaffirmait sa détermination à maintenir le moratoire sur les OGM qu’il avait instauré quelques mois plus tôt. (voir l’article « Études de toxicité des OGM : le cadre réglementaire européen est-il à revoir ? »). 1 Devenu L’Obs en octobre 2014.

Pour le grand public, et c’était sans doute le principal objectif visé, le résultat est une méfiance renforcée et qui restera durablement ancrée. Ainsi, une enquête d’opinion révélait que, juste après la médiatisation de l’étude, 79 % des personnes interrogées se déclaraient inquiètes devant la menace éventuelle constituée par les OGM, soit un gain de plus de quatorze points en un an, alors que ce taux était stable depuis sept ans [2].

Cet épisode a constitué le point d’orgue d’une longue période de controverses. Mais, à lui seul, il illustre parfaitement ce qui se déroule depuis plus de vingt ans : la science a été rendue inaudible, étouffée par la désinformation, par les campagnes médiatiques et idéologiques, et par les manœuvres politiques. En France, ce sont des dizaines de cultures de plantes OGM qui ont été arrachées depuis la première destruction d’un champ de colza OGM dans l’Isère en 1997. Et, contrairement au discours parfois véhiculé, la recherche est également ciblée. Ainsi, en 1999, c’est une serre de confinement du Cirad2, près de Montpellier, qui est saccagée ; elle abritait un projet européen de recherche sur les gènes du riz et une étude internationale sur la résistance du riz aux insectes. En 2010, c’est 2 Centre de coopération internationale en recherche

agronomique pour le développement. 3 Institut national de la recherche agronomique.

Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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DOSSIER • OGM

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une parcelle de plusieurs dizaines de pieds de vignes OGM à Colmar qui est détruite, parcelle sur laquelle l’Inra3 menait une expérimentation en plein air pour tester la résistance de portegreffes génétiquement modifiés à une maladie virale de la vigne, le court-noué. Une partie de ces programmes d’expérimentation en plein champ avait pour objectif d’évaluer la sécurité sanitaire et environnementale des OGM et tous avaient recueilli un avis favorable des autorités scientifiques et administratives concernées. Le dispositif de Colmar avait même été « coconstruit avec la société civile » (filière viticole, associations de consommateurs et de défenseurs de l’environnement, syndicats agricoles…). Les OGM ont été diabolisés à tel point que le développement d’une nouvelle variété de riz permettant de contribuer à la réduction d’un problème majeur de santé4 a suscité une intense campagne d’opposition au seul motif qu’il s’appuyait sur la mise au point d’un OGM (voir le dossier « Riz doré : et si un OGM aidait à sauver des vies ? » [3]). De moratoires en clauses de sauvegarde et en interdictions, la science s’est ainsi effacée et une vision très négative des biotechnologies s’est installée dans l’opinion publique. Pendant ce temps, la recherche a pourtant beaucoup progressé à l’échelle planétaire et ses applications, réelles ou potentielles, se multiplient, concernant notamment la santé au sens global du terme – santé végétale, animale et humaine (voir l’article « OGM : une source de progrès pour la santé (One Health) »). Une catégorie juridique spécifique aux OGM avait été établie en 2001 au niveau européen pour les variétés de plantes créées par transgenèse. Cette catégorie s’avère impropre sur le plan scientifique dans la mesure où d’autres techniques de création variétale conduisant à des résultats similaires ne sont pas soumises aux mêmes exigences. Ceci pose un problème plus général de définition de la notion même d’OGM, récemment étendue par une décision de la Cour de justice de l’Union européenne aux organismes obtenus par l’utilisation d’un 4 Lié à une carence en vitamine A qui touche, selon l’OMS, 250 mil-

lions d’enfants de moins de cinq ans à l’échelle mondiale, rendant aveugles chaque année de 250 000 à 500 000 d’entre eux, dont la moitié décède dans les douze mois.

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Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

certain nombre de techniques nouvelles (voir l’article « Les OGM : une catégorie juridique aux contours débattus »), dont la technique CRISPR-Cas9 [4] qui permet de produire des organismes par mutagenèse dirigée, mais sans apport d’ADN étranger. Les bénéfices (environnementaux en particulier) des biotechnologies pourraient-ils être mis à profit par l’agriculture bio ? La question peut sembler incongrue dans la mesure où le cahier des charges du « bio » interdit explicitement le recours aux OGM. Mais un point de vue moins idéologique pourrait conclure l’inverse (voir l’article « Faut-il opposer agriculture biologique et biotechnologies ? »). Ce dossier n’a bien entendu pas prétention à être exhaustif, ni sur les progrès apportés par les OGM ni sur les controverses qu’ils suscitent. Ainsi, par exemple, pour en rester aux seules plantes génétiquement modifiées, il n’aborde pas la possible dispersion non contrôlée de gènes dans l’environnement [5].

Comme toute technologie, transgenèse et édition du génome permettent des applications potentiellement bénéfiques mais soulèvent aussi leur lot de questions quant aux implications environnementale, économique, éthique et politique. Mais la science doit pouvoir se développer, s’exprimer sans être instrumentalisée à des fins partisanes ou idéologiques, ni écrasée sous les rumeurs et la désinformation. Et ses applications, quand elles deviennent fiables, doivent pouvoir être considérées dans la panoplie des solutions que la société peut mettre en œuvre. //

Références

[1] Séralini G-É et al., “RETRACTED: Long term toxicity of a Roundup herbicide and a Roundup-tolerant genetically modified maize”, Food and Chemical Toxicology, 2012, 50:4221-4231. Disponible sur le site sciencedirect.com [2] Ifop, « Les Français et les OGM », septembre 2012. Sur ifop.fr [3] Dossier « Riz doré : et si un OGM aidait à sauver des vies ? », SPS n° 307, janvier 2014. [4] Kaplan JC, « Voir CRISPR-Cas9 : un scalpel génomique à double tranchant », SPS n° 320, avril 2017. [5] Haut conseil des biotechnologies, « Avis sur les nouvelles techniques d’obtention de plantes (new plant breeding techniques-NPBT) », Conseil scientifique, 2 novembre 2017. Sur hautconseildesbiotechnologies.fr

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DOSSIER • OGM

Mutagenèse, transgenèse, édition génomique… • L’information génétique transmise par une plante à sa descendance est principalement codée sous la forme d’une succession de nucléotides (les fameux A, T, C et G) qui constituent les molécules d’ADN contenues dans le noyau des cellules. La sélection des plantes est apparue avec le début de l’agriculture, il y a plusieurs milliers d’années. Il s’agissait alors de replanter les graines issues des plantes jugées les plus intéressantes. Les premières techniques de croisement et d’hybridation sont apparues au XIXe siècle. Mais c’est au XXe siècle, avec une meilleure compréhension des bases de la génétique que de nouvelles techniques voient le jour. • Mutagenèse. Les techniques de mutagenèse permettent d’induire des modifications dans la succession des nucléotides de l’ADN. La conséquence de ces mutations est la production par les cellules concernées de protéines différentes des protéines normalement produites.

• Mutagenèse aléatoire. Provoquées sous l’action d’agents mutagènes (certaines substances chimiques, rayonnements ultraviolets ou radioactivité, par exemple), les modifications sont aléatoires et affectent les nucléotides sans contrôle du nucléotide concerné. Il faut donc passer par une phase de sélection pour identifier les mutations favorables.

dans la réparation de l’ADN ont permis, dès la fin des années 1970 et surtout au cours des dix dernières années, de mettre au point des techniques touchant des nucléotides précis. Le terme « édition génomique » fait référence au sens anglais de réécriture ou modification du génome. L’outil CRISPRCas9 fait partie de ces techniques.

• Transgenèse. La transgenèse est une technique qui permet le transfert d’un gène isolé du génome d’une première espèce A dans le génome d’une seconde espèce B apportant à cette dernière une nouvelle caractéristique qu’elle ne possédait pas auparavant.

• Forçage génétique. Cet ensemble de techniques récentes consiste à associer au gène d’intérêt inséré par transgenèse un système moléculaire qui favorise sa duplication dans le génome de l’individu receveur, augmentant ainsi la chance de transmission à la descendance (donc de diffusion dans une large population au cours des générations successives). Ph. Le Vigouroux

• Mutagenèse dirigée ou édition génomique. Les progrès de

la biologie moléculaire, la découverte et la maîtrise de l’activité des enzymes, molécules biologiques, intervenant

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DOSSIER • OGM

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Non, les OGM ne sont pas des poisons : l’« étude choc » six ans après Hervé Le Bars

L

e 19 septembre 2012, Gilles-Éric Séralini et une équipe de chercheurs composée principalement de membres du CRIIGEN1 convoquaient une conférence de presse [1] pour annoncer les résultats d’une nouvelle étude scientifique [2] sur les risques sanitaires d’un maïs OGM, nom de code NK603, et d’un herbicide, le Roundup de Monsanto, à base de glyphosate. Pour cette étude, les expérimentateurs avaient soumis des rats pendant deux ans à des régimes alimentaires à base de ces deux produits. Un article scientifique récapitulant les principaux résultats allait être publié dans la revue Food and Chemical Toxicology.

Les résultats annoncés étaient les suivants : les femelles traitées au Roundup ou au maïs OGM mouraient deux à trois fois plus que les non traitées ; trois groupes mâles traités mouraient aussi plus que les mâles non traités ; les femelles traitées développaient davantage de tumeurs mammaires que les groupes non traités ; la consommation de maïs OGM et de Roundup provoquait un déséquilibre des hormones sexuelles ; chez les mâles, des maladies du foie étaient 2,5 à 5,5 fois plus fréquentes chez les rats traités que chez les non traités et des maladies des reins 1,3 à 2,3 plus fréquentes ; les mâles traités avaient quatre fois plus de grosses tumeurs que les rats non traités, apparaissant jusqu’à 600 jours plus tôt chez les rats traités. Les auteurs ont conclu que l’absorption de Roundup et la consommation de maïs OGM avaient un effet perturbateur endocrinien avec des conséquences métaboliques. 1 Comité de recherche et d’information indépendante sur le génie génétique.

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Une médiatisation minutieusement organisée

Accompagnant cette publication, deux livres grand public aux titres évocateurs sont annoncés : Tous Cobayes ! de Gilles-Éric Séralini [3] et La vérité sur les OGM, c’est notre affaire ! de Corinne Lepage [4]. Simultanément, un film sort en salle. Sa présentation met en avant le travail du réalisateur «  dans le secret le plus absolu, gardant le silence sur l'étude scientifique menée par le Professeur Séralini, qui a lui-même pris d'énormes risques en se procurant clandestinement des échantillons de maïs transgénique » [5]. Enfin, couronnant le tout, l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur affichait en gros sur sa cou-

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DOSSIER • OGM

Une étude sans valeur : l’avis unanime des agences sanitaires au niveau international Dans les mois qui ont suivi la publication, de très nombreuses agences sanitaires de par le monde se sont penchées sur l’étude.

Allemagne.

L’Institut fédéral allemand d’évaluation des risques (BfR) estime que « les principales conclusions des auteurs ne sont pas soutenues par les données présentées. » [1]

Australie et Nouvelle-Zélande. La FSANZ, agence de santé alimentaire commune aux deux pays, « sur la base des nombreuses lacunes scientifiques identifiées dans l’étude, […] n’accepte pas les conclusions des auteurs. » [2]

Belgique. L’Institut flamand de biotechnologie (VIB) relève que « l’analyse scientifique montre que le design de recherche utilisé par Séralini et ses collègues contenait des lacunes fondamentales qui empêchent d’en tirer des conclusions sensées [et que] les déclarations de Séralini sur les effets des OGM et du Roundup sur la santé étaient sans fondement », les auteurs cherchant « seulement des interprétations qui soutiennent leur théorie. » [3] Le Conseil de biosécurité belge (BAC) précise que l’étude « ne contient pas d’éléments nouveaux scientifiquement pertinents. » [4] Brésil. La Commission technique de biosécurité du Brésil (CTNBio) es-

time que « les conclusions sur la santé animale concernant les effets négatifs des substances testées sont sans signification » et que « l’évaluation des résultats démontre une tendance des auteurs à présenter uniquement les éléments favorisant la théorie selon laquelle les substances testées […] présenteraient des effets toxiques sur la santé des animaux. » [5]

Canada. L’Agence canadienne d’inspection des aliments (ACIA) considère que « les conclusions auxquelles sont parvenus les auteurs au sujet de l’innocuité à long terme du maïs NK603 et du glyphosate ne sont pas étayées. » [6]

Danemark. L’Institut national de l’alimentation du Danemark (NFI) a évalué l’étude et « constaté que la méthodologie et les résultats présentés ne corroborent pas les conclusions formulées par les auteurs. » [7] Il note que « l’article contient des erreurs méthodologiques qui ont conduit à des conclusions erronées. » [8]

France. Le comité scientifique du Haut conseil des biotechnologies (HCB) conclut que « l’article, essentiellement descriptif, ne permet d’établir aucune relation de causalité entre des événements observés durant l’étude et la consommation de maïs NK603, traité ou non avec du Roundup » et note une « présentation des résultats […] parcellaire et imprécise [d’où] sont tirées des conclusions non justifiées, utilisées ensuite pour échafauder des hypothèses physiopathologiques qui ne peuvent être fondées. » [9] L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses) « considère que la faiblesse centrale de l’étude réside dans le fait que les conclusions avancées par les auteurs sont insuffisamment soutenues par les données de cette publication. » [10] Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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Japon. La Commission de sécurité alimentaire du Japon (FSCJ) « est d’avis que les résultats de l’étude mentionnés dans l’article Séralini et al. sont insuffisants pour aboutir à une quelconque conclusion sur l’effet du maïs NK603 sur la santé humaine, à cause de la conception inappropriée de l’étude. » [11] Union européenne.

L’Autorité européenne de sécurité alimentaire (EFSA) estime que « les conclusions des auteurs ne [peuvent] pas être considérées comme étant scientifiquement fondées en raison des lacunes constatées dans la conception, le système de rapports des données et l’analyse de l’étude telles que décrites dans l’article. » [12] Références

[1] “Feeding study in rats with genetically modified NK603

[8] “The Danish National Food Institute’s assessment of a

maize and with a glyphosate containing formulation

new long-term study of genetically-modified maize NK603

(Roundup) published by Séralini et al. (2012)”, BfR-Opinion

and the herbicide Roundup”. Sur food.dtu.dk

037/2012, 1 octobre 2012. Sur bfr.bund.de

[9] Haut conseil des biotechnologies (Comité scientifique),

[2] FSANZ, “Response to Séralini paper on the long term

« Avis en réponse à la saisine du 24 septembre 2012 relative

toxicity of a Roundup herbicide and a Roundup-tolerant

à l’article de Séralini et al. (Food and Chemical Toxicology,

genetically modified maize”, octobre 2012. Sur foodstan-

2012) », 19 octobre 2012. Sur hautconseildesbiotechnolo-

dards.gov.au

gies.fr

[3] “Analyse rattenstudie Séralini et al.”, sur vib.be, octobre

[10] Anses, « Présentation de l’avis de l’Anses relatif à

2012.

l›analyse de l’étude de Séralini et al. (2012) “Long-term

[4] Conseil de bio-sécurité (Belgique), “Advice of the Bel-

toxicity of a ROUNDUP herbicide and a ROUNDUP-tolerant

gian Biosafety Council on the article by Séralini et al., 2012

genetically modified maize” », Dossier de presse, 22 octobre

on toxicity of GM maize NK603”, 19 octobre 2012.

2012. Sur anses.fr

Sur bio-council.be

[11] Food Safety Commission (Japon), “Statement of the

[5] conacyt.gob.mx/cibiogem/images/cibiogem/comunica-

Food Safety Commission Japan (FSCJ) toward the paper

cion/prensa/CTNBIO-Brasil-Seralini1725.pdf

claiming development of toxicity in maize line NK603 tolerant

[6] « Position de Santé Canada et de l’Agence canadienne

to the herbicide glyphosate”, 12 novembre 2012. Sur fsc.

d’inspection des aliments concernant la publication d’une

go.jp

étude toxicologique de longue durée portant sur le maïs

[12] Efsa, « Les conclusions de l’étude de Séralini et al. ne

NK603 Roundup Ready et l’herbicide Roundup par Séralini

sont pas étayées par des données, selon la communauté

et coll. (2012) », 25 octobre 2012. Sur canada.ca

d’évaluation des risques de l’UE », communiqué,

[7] “GMO study fails to meet scientific standards”, National

28 novembre 2012. Sur efsa.europa.eu

Food Institute, 22 novembre 2012. Sur food.dtu.dk

verture « Oui, les OGM sont des poisons ! » [6] et présentait un dossier exclusif à sens unique. Rappelons que les auteurs de l’étude ont imposé à tous les journaux qui voulaient accéder à l’article scientifique avant sa publication une clause interdisant de solliciter l’avis de spécialistes sur le contenu de l’expérience [7]. L’émotion a été forte, amplifiée par des journaux relayant l'affirmation que « les OGM sont des poisons » et montrant des photos de rats avec des

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tumeurs énormes. Cette annonce avait en effet de quoi inquiéter, car le Roundup est l’herbicide le plus utilisé en France et dans le monde, et le maïs NK603 était cultivé et consommé aux États-Unis depuis douze ans et autorisé à l’importation et à la consommation en Europe depuis 2005 [8].

C’était le début d’un feuilleton riche en rebondissements, dans lequel se mêlent science, média et politique.

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Les institutions scientifiques mondiales rejettent les conclusions

Suite à l’annonce de l’équipe de chercheurs et à l’émotion suscitée, de nombreux gouvernements à travers le monde ont mandaté des instances publiques d’expertise pour évaluer la solidité des résultats avancés. Toutes ces instances sont arrivées aux mêmes conclusions : pas un seul des résultats inquiétants annoncés par l’équipe de chercheurs n’est conforme aux données collectées dans l’étude (voir encadré). Les chercheurs ont surinterprété les données expérimentales, une pratique considérée comme un biais grave en science, consistant à tirer des conclusions qui ne peuvent pas être scientifiquement déduites des données collectées2. Les experts ont relevé des « lacunes scientifiques », une «  présentation sélective des données  », des « déclarations sans fondement », des « interprétations sélectives des résultats », des « représentations trompeuses », un travail « contraire aux normes éthiques scientifiques  », des « conclusions non justifiées  », des « interprétations spéculatives  », des «  faiblesses méthodologiques  », une « méthodologie statistique inadéquate », des « objectifs peu clairs », une « conception inappropriée de l’étude », des « erreurs méthodologiques ayant conduit à des conclusions erronées  », des «  failles fondamentales  », une « analyse et des rapports inadéquats  », des « résultats statistiques discutables et imprécis  », des « erreurs méthodologiques », des « conclusions invalides », l’absence «  d’analyse statistique neutre  », l’absence de « discussion scientifique équilibrée »...

DOSSIER • OGM

à une « grossière surinterprétation des données de pathologie. » Les Académies nationales françaises d’agriculture, de médecine, de pharmacie, des sciences, des technologies et vétérinaire ont émis un avis commun [10] où elles déclarent que « l’analyse statistique conventionnelle des résultats obtenus montre qu’il n’y a pas de mortalité plus importante ni d’effet tumorigène prouvé de l’OGM, ni du Roundup, ni de leur association, contrairement à ce que l’on a laissé entendre au public. » Les six académies regrettent aussi l’orchestration d’une opération de communication autour de cette étude et concluent que « l’orchestration de la notoriété d’un scientifique ou d’une équipe constitue une faute grave lorsqu’elle concourt à répandre auprès du grand public des peurs ne reposant sur aucune conclusion établie. »

L’équipe de chercheurs maintient ses conclusions et rejette toute critique Gilles-Éric Séralini s’est défendu en déclarant être «  attaqué de manière extrêmement malhonnête par des lobbies, qui se font passer pour la communauté scientifique  », expliquant que « c’est le même lobby qui a permis l’autorisation de ces produits et qui est activé par les entreprises de biotechnologies. » [11] Dans une réponse aux

D’autres organismes scientifiques se sont exprimés, avec les mêmes conclusions. La Société française de pathologie toxicologique (SFPT) a écrit une lettre à l’éditeur de la revue Food and Chemical Toxicology [9] dans laquelle elle pointe les faiblesses de la publication et en particulier, explique que les chercheurs n’ont pas tenu compte de la variabilité naturelle de la mortalité et de l’incidence des tumeurs, particulièrement visible dans des petits groupes de rats, amenant à des «  conclusions non significatives  » et

2 Exemple trivial de surinterprétation de données : on lance deux fois de suite une pièce de monnaie. Si elle tombe les deux fois de suite sur la même face, on conclut que cette pièce est truquée et qu’elle tombera toujours sur la même face.

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DOSSIER • OGM

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Dans un catalogue de semences (1900)

critiques formulées, publiée par la revue Food and Chemical Toxicology en mars 2013, Séralini et ses associés ont défendu l’ensemble de leurs résultats [12], affirmant que la plupart des critiques émises provenaient de biologistes ayant déposé des brevets pour des OGM et de la société Monsanto qui commercialise le maïs NK603 et le Roundup. À ce stade de l’affaire, de nombreux observateurs s’interrogent : les instances d’expertises mandatées par les gouvernements à travers le monde sont-elles toutes influencées par Monsanto, ou bien le mode de défense choisi par les chercheurs n’est-il qu’un moyen de rendre leurs propos irréfutables ? La plupart des citoyens, incapables de lire l’article scientifique concerné, se retrouvent à devoir se forger une opinion sur la base de leur seule intuition. La stratégie de Séralini et de ses collègues consiste à entretenir le doute dans la population sur la sécurité des OGM, en encourageant la méfiance envers les instances officielles d’évaluation des risques, avec un succès certain. Ce sera le principal résultat de cette première phase de l’affaire Séralini.

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Les médias prennent fait et cause pour Séralini

Depuis six ans, on ne compte plus le nombre d’articles de presse et de reportages télévisés mettant en scène Gilles-Éric Séralini présenté comme un lanceur d’alerte intègre opposé aux lobbies industriels, dans un remake du combat de David contre Goliath. Il serait fastidieux de revenir ici sur six années de traitement de l’information. À titre d’exemple, nous décrivons en encadré comment deux chaînes de télévision de service public ont traité ce sujet début 2018. Le message véhiculé dans ces documentaires peut se résumer ainsi : un scientifique lanceur d’alerte a prouvé que le maïs OGM et le Roundup sont toxiques, mais les industriels concernés essaient de le discréditer pour préserver leurs profits. L’avis unanime des autorités sanitaires et des instances publiques d’expertise du monde entier ayant évalué les travaux de Séralini est passé sous silence.

Les pouvoirs publics suivent

Le 22 octobre 2012, un communiqué du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt annonce : « Le Gouvernement retient la

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DOSSIER • OGM

Arte et France 5 : des documentaires partisans sur des chaînes du service public Le 25 février 2018, dans un documentaire intitulé Soja, la grande invasion [1] diffusé à 20 h 50, France 5 donnait la parole à Séralini défendant sans contradicteur ses résultats de 2012. Au cours du reportage, la voix off affirme (00:39:30) : « Pendant deux ans, Gilles-Éric Séralini a donné quotidiennement à des rats du Roundup dilué dans de l’eau, à faible dose. » Séralini enchaîne « Voilà les images qui ont fait le tour du monde, de toutes les télévisions du monde, de nos rats traités simplement avec un tout petit peu de Roundup. » La voix off reprend, photos à l’appui : « Des rats couverts de tumeurs ! » Enfin, le chercheur déroule : « Au bout d’un an, à peu près la moitié de leur vie, les rats commençaient à avoir des tumeurs et mourir en grand nombre, jusqu’à plus de la moitié et, entre la moitié de leur vie et la fin de leur vie, presque tous mouraient d’abord des résidus de Roundup qui étaient dans leur nourriture ou leur boisson. » Le 10 avril 2018, c’est Arte qui diffuse à 20 h 50 un documentaire intitulé OGM – Mensonges et vérités. [2] Le commentaire annonce (01:03:10) «  En septembre 2012, la publication d’une étude scientifique fait l’effet d’une bombe médiatique. Dirigée par le chercheur français Gilles-Éric Séralini, elle porte sur le maïs transgénique NK603 de Monsanto, tolérant le Roundup, et elle remet en cause son innocuité. [...] Les photos des animaux testés, gonflés de tumeurs, font le tour du monde » Puis Gilles-Éric Séralini rappelle ses conclusions : « Les résultats que nous avons obtenus, c’est d’abord une mortalité plus importante chez les rats traités à la fois aux OGM et au Roundup par rapport au groupe de rats contrôle. » Le 17 juillet 2018, Arte un autre documentaire et santé ; l’équation sans lequel sont présentées,

diffuse à 20 h 50 intitulé Pesticide solution [3] dans à nouveau sans

contradiction, les conclusions de l’étude Séralini de 2012. Le commentaire annonce (00:15:05) « L’équipe du professeur Gilles-Éric Séralini a mené une expérience à long terme sur des rats de laboratoire nourris avec des plantes génétiquement modifiées générant elles-mêmes des pesticides. Les résultats obtenus étaient effrayants [à l’image, photo de rats déformés par des tumeurs], maladies graves et mort prématurée. L’industrie, soutenue par les autorités, a immédiatement répliqué... » Ni Arte, ni France 5 n’ont jugé utile de mentionner le moindre avis d’une institution scientifique officielle ou d’une agence sanitaire à propos des allégations de Séralini. Le premier documentaire d’Arte se contente d’évoquer la « fureur des fabricants d’OGM » déclenchant une « vive polémique scientifique et médiatique ». Puis, la parole est donnée à ce propos à Stéphane Foucart, journaliste scientifique au journal Le Monde, expliquant que « Gilles-Éric Séralini a été attaqué par les faux-nez de l’industrie de manière extrêmement violente, [...] on a une technique qui est mise en œuvre par l’industrie des biotechnologies végétales qui s’attaque plutôt aux personnes qu’aux résultats, les résultats étant bien évidemment discrédités dans la foulée. » Pourtant, il s’agit de deux chaînes du service public. Qui plus est, en ce qui concerne France 5, les programmes sont supposés être axés sur l’éducation et le partage des savoirs et des connaissances. L’article 3 du décret n° 2009-796 du 23 juin 2009 indique Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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que «  France 5 est la chaîne du décryptage, du partage des savoirs et de la transmission des connaissances. Ses programmes contribuent à la découverte et à la compréhension du monde, en s’attachant tout particulièrement aux registres des sciences et techniques, des sciences humaines, de l’environnement et du développement durable. Elle valorise l’accessibilité de ses contenus pédagogiques et de connaissances par tout moyen de communi-

proposition formulée par l’Anses de renforcer les études sur les effets à long terme de la consommation des OGM et des pesticides, qui doivent intégrer ces thèmes au niveau national et communautaire. Le premier ministre a demandé [aux ministères concernés] de porter au niveau européen la demande du Gouvernement d’une remise à plat du dispositif communautaire d’évaluation, d’autorisation et de contrôle des OGM et des pesticides. Dans ce contexte, la détermination du Gouvernement pour maintenir le moratoire en France des OGM autorisés à la culture dans l’Union européenne est réaffirmée. » [13]

En appelant à une « remise à plat du dispositif communautaire d’évaluation, d’autorisation et de contrôle des OGM et des pesticides », le gouvernement français valide la thèse voulant que ce dispositif soit défaillant, comme l’affirme Séralini. De fait, ce communiqué est le début d’une nouvelle phase de l’affaire, dans laquelle les résultats de l’étude sont mis au second plan, remplacés par l’affirmation de la nécessité de mener de nouvelles études sur les plantes OGM en général et de renforcer le dispositif de contrôle au niveau européen. Une mauvaise étude scientifique pouvait-elle poser de bonnes questions ? Cette seconde partie de ce feuilleton est détaillée dans l’article « Études de toxicité des OGM : le cadre réglementaire européen est-il à revoir ? ». //

Hervé Le Bars

cation électronique et développe la coopération avec les milieux éducatifs. » Références

[1] france.tv/documentaires/societe/417745-le-doc-du-dimanche-soja-la-grande-invasion.html [2] boutique.arte.tv/detail/ogm_mensonges_et_verites [3] « Pesticides et santé : l’équation sans solution », documentaire, Arte, diffusé le mardi 17 juillet.

Références

[1] Vidéo de la conférence de presse sur YouTube : youtu.be/Smgs1IJM3pc [2] Séralini G-É et al., “RETRACTED: Long term toxicity of a Roundup herbicide and a Roundup-tolerant genetically modified maize”, Food and Chemical Toxicology, 2012, 50:4221-4231. Disponible sur le site sciencedirect.com [Les articles rétractés – en novembre 2013 dans le cas présent – restent en ligne mais avec la mention “Retracted” en rouge sur toutes les pages, et dans le titre]. [3] Séralini G-É, Tous cobayes !, Flammarion, 2012. [4] Lepage C, La vérité sur les OGM, C’est notre affaire !, Mayer Charles Leopold Editeur, 2012. [5] « Tous cobayes ? », film documentaire de Jean-Paul Jaud, 2012. [6] « EXCLUSIF. Oui, les OGM sont des poisons ! ». Le Nouvel Observateur, 20 septembre 2012. [7] Communiqué de l’Afis, « OGM : la science prétexte à show politico-médiatique », 20 septembre 2012. Sur afis.org [8] Page Wikipédia du maïs NK603. [9] Barale-Thomas E (Président of the Conseil d’Administration of the SFPT), “Letter to the editor”, Food and Chemical Toxicology, 2013, 53:473-474. [10] « Avis des Académies nationales d’Agriculture, de Médecine, de Pharmacie, des Sciences, des Technologies, et Vétérinaire sur la publication récente de G.E. Séralini et al. sur la toxicité d’un OGM », octobre 2012. Sur academie-sciences.fr [11] « Étude OGM : le Pr Séralini dénonce les “attaques des lobbies” », Le Monde, 24 septembre 2012. Sur lemonde.fr [12] Séralini G-É et al., “Answers to critics: Why there is a long term toxicity due to a Roundup-tolerant genetically modified maize and to a Roundup herbicide”, Food and Chemical Toxicology, 2013, 53:476-483. [13] « Maïs OGM NK603 : l’étude publiée en septembre n’est pas de nature à remettre en cause les précédentes évaluations », communiqué du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, 22 octobre 2012. Sur agriculture.gouv.fr

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DOSSIER • OGM

Études de toxicité des OGM : le cadre réglementaire européen est-il à revoir ? Hervé Le Bars

L

’étude de Gilles-Éric Séralini, quoique dénuée de valeur scientifique selon l’ensemble des agences sanitaires, a néanmoins servi de justification pour mener une réévaluation du cadre réglementaire d’autorisation des OGM (voir l’article précédent « Non, les OGM ne sont pas des poisons : l'"étude choc" six ans après »). Les 90 jours requis pour les études de toxicité sur animaux sont-ils suffisants ? Actuellement, les règlements européens exigent que toute entreprise semencière souhaitant homologuer une plante OGM pour la culture en Europe fasse réaliser un test de toxicité subchronique sur des animaux de laboratoire. Mais avant ce test sur l’aliment entier, des analyses de composition de la plante doivent être effectuées. Il s’agit de dresser la liste des constituants, y compris les constituants spécifiques à cet OGM, c’est-à-dire ceux qui sont liés aux transgènes ajoutés. La liste de constituants est ensuite comparée à celle d’une plante non-OGM équivalente et réputée sûre. La toxicité des substances spécifiques à la plante OGM est évaluée séparément, à l’aide de divers tests toxicologiques, y compris des tests sur animaux si nécessaire. De ce fait, avant même d’envisager la réalisation d’un test de toxicité subchronique sur l’aliment entier, l’équivalence en substance de la nouvelle plante avec une plante « comparateur » réputée sûre doit être établie, et les risques toxicologiques de chaque substance spécifique à la nouvelle plante doivent être connus [1].

Les tests de toxicité subchronique

Un test de toxicité subchronique est un essai dans lequel des groupes d’au moins dix rats ou souris de laboratoire sont nourris pendant 90 jours avec un régime incorporant la partie consommable de la plante à tester. Des analyses de sang et d’urine,

ainsi que des relevés biométriques divers doivent être réalisées tout au long de l’étude. Seule l’Union européenne impose de tels tests. Ailleurs dans le monde, ces tests ne sont pas requis, notamment en Amérique du Nord où les consommateurs sont pourtant le plus directement et massivement exposés aux plantes OGM. En 2016, 45 % des cultures de plantes OGM étaient localisées aux États-Unis et au Canada [2]. Dans ces pays, la sécurité des plantes OGM est évaluée en comparant la composition de la plante à tester avec une plante de référence. Une nouvelle plante OGM ne peut être approuvée que si les analyses de composition prouvent qu’elle est « équivalente en substance » à une plante non-OGM de référence.

Par ailleurs, aujourd’hui, même en Europe, les nouvelles variétés de plantes créées par d’autres procédés que la transgenèse1 ne sont pas soumises à ces tests. Par exemple, lorsqu’une entreprise semencière utilise la mutagenèse aléatoire pour créer de nouveaux variants génétiques, incorporés ensuite dans une nouvelle variété de plante cultivable, le test de toxicité subchronique sur animaux n’est pas exigé avant homologation. Il en va de même lorsque des gènes issus d’une mutation spontanée sont incorporés par introgression2 à une plante cultivable. Pourtant, les nouvelles variétés ainsi créées sont des mutants susceptibles d’incorporer des gènes nouveaux, d’exprimer des séquences d’acides nucléiques et des protéines inédites, conduisant 1 La transgenèse est le fait d’implanter un ou plusieurs gènes dans un organisme vivant. Voir fr.wikipedia.org/wiki/Transgenèse 2 Introgression : transfert de gènes d’une espèce vers le pool

génétique d’une autre espèce, génétiquement assez proche pour qu’il puisse y avoir interfécondation. Voir fr.wikipedia.org/wiki/Introgression

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Dans un catalogue de semences, 1886

à la production de nouveaux nutriments, antinutriments3, métabolites, toxines ou allergènes. Ces éléments nouveaux peuvent n’avoir jamais été consommés auparavant par des animaux d’élevage ou des humains. Bien que des milliers de nouvelles variétés de plantes mutantes aient été mises sur le marché depuis presque un siècle, le test de toxicité subchronique n’est pas exigé. Aujourd’hui encore, la mutagenèse est la méthode de création de nouveaux traits la plus utilisée pour l’amélioration variétale. Chaque année, de nouvelles plantes mutantes sont autorisées à la culture en Europe sans avoir fait l’objet de ce type de test.

Dès lors, comment justifier la réalisation de tests de toxicité subchronique sur les plantes transgéniques et non sur les plantes modifiées génétiquement par d’autres techniques que la transgenèse ? 3 Anti-nutriment (ou facteur antinutritionnel) : composé chimique, naturel ou synthétique, qui interfère avec l’absorption des nutriments. Voir fr.wikipedia.org/wiki/Facteur_antinutritionnel

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Pourquoi des tests de toxicité subchronique pour les seuls OGM ? Ces tests ont été conçus pour tester des substances actives (pesticides, médicaments). Ils s’avèrent relativement peu pertinents pour un fruit ou légume entier, fût-il OGM (voir encadré). Connaissant ces limites, on peut se demander quelles informations supplémentaires ce test est susceptible d’apporter par rapport aux analyses de composition et aux tests des substances individuelles. C’est la question à laquelle répondait l’EFSA en 2011 [3] : « Dans les cas où les analyses moléculaires, compositionnelles, phénotypiques, agronomiques et autres ont démontré l’équivalence entre la plante génétiquement modifiée et son comparateur, sauf pour le ou les caractères insérés, et n’ont pas indiqué d’effets inattendus, la réalisation d’essais d’alimentation animale avec des rongeurs ou d’autres espèces animales ont peu de valeur supplémentaire et ne sont donc pas jugés nécessaires de façon systématique. » Pourtant, aujourd’hui, le test de toxicité subchronique sur l’aliment entier est obliga-

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Les tests de toxicité subchronique inadaptés pour des aliments entiers Les tests de toxicité subchronique (90 jours sur rats et souris) ainsi que les tests de toxicité chronique (entre un et deux ans sur rats et souris) ont été conçus initialement pour tester des substances chimiques ayant une activité pharmacologique, comme des médicaments ou des pesticides [1]. Ils n’ont pas été conçus pour tester un aliment entier, comme un légume, un fruit ou une céréale. Une substance pharmacologiquement active peut être ajoutée à l’alimentation des animaux avec une grande échelle de doses possibles. En formant plusieurs groupes d’animaux exposés à des doses croissantes de la substance, un effet toxique éventuel peut se manifester à partir d’une certaine dose. Ainsi, on parvient, grâce aux tests sur animaux, à déterminer un seuil de toxicité de la substance testée chez l’animal, ce qui est une information utile pour l’évaluation des risques. En revanche, dans le cas d’un aliment entier, une dose habituelle est le plus souvent sans effet pharmacologique car les substances potentiellement toxiques sont généralement présentes à des concentrations faibles dans l’aliment. De plus, on ne peut pas augmenter fortement la dose d’aliment [2]. Dans le cas du maïs par exemple, pour conserver l’équi-

toire pour toutes les demandes d’autorisation de cultures d’OGM en Europe. L’EFSA aurait-elle changé d’avis depuis 2011 ? Non, mais son avis scientifique n’a pas été suivi par le législateur.

La décision de rendre obligatoire le test de toxicité subchronique sur animaux est une décision politique, dont on retrouve la trace dans un règlement européen du 3 avril 2013 [4]. On peut y lire que certains États membres ont demandé à ce que le test soit exigé systématiquement en dépit de l’avis scientifique de l’EFSA, d’autres s’y opposant. La décision prise est résumée ainsi (p. 2 alinéa 11) : « Compte tenu de ces divergences de vues, et pour améliorer la confiance des consommateurs, il convient, dans l’état actuel

libre nutritionnel des animaux, on ne peut pas dépasser 50 % de la ration alimentaire, elle-même limitée pour ne pas gaver les animaux, ce qui serait néfaste à leur santé. Pour observer une toxicité dans un test d’aliment entier, il faudrait donc que l’aliment soit fortement toxique en dessous de cette dose maximale d’aliment, ce qui est une condition rarement rencontrée en pratique.

Cette remarque relativise l’intérêt des essais toxicologiques sur animaux pour tester des aliments entiers, OGM ou non, par rapport aux essais destinés à tester des substances isolées, comme des pesticides ou médicaments [3].

Références

[1] “Safety and nutritional assessment of GM plants and derived food and feed: the role of animal feeding trials”, EFSA GMO Panel Working Group on Animal Feeding Trials, Food Chem Toxicol., 2008, 46 Suppl 1:S2-70. [2] « Lignes directrices relatives à l’évaluation de l’innocuité des aliments nouveaux (volume II) », Direction générale de la protection de la santé, Santé Canada, septembre 1994. Sur publications.gc.ca [3] « Directive régissant la conduite de l’évaluation de la sécurité sanitaire des aliments produits à l’aide de microorganismes à ADN recombiné », FAO, CAC/G, 2003, 46.

des choses, de demander l’indication d’études de ce type dans toutes les demandes.  » Bref, ce ne sont pas des motifs scientifiques qui justifient l’obligation de l’étude de toxicité subchronique, mais bien un motif politique et sociétal : « améliorer la confiance des consommateurs ». On peut aussi se demander de quel « état actuel des choses » il est question et pourquoi il est nécessaire d’« améliorer la confiance des consommateurs » ? Un indice : quelques mois seulement séparent le 3 avril 2013, date de cette décision, du 19 septembre 2012, date de la mise en scène de l’étude Séralini (voir l’article précédent). La différence de traitement dans l’évaluation des risques au niveau européen entre les Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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plantes étiquetées OGM et les autres plantes ne repose donc pas sur des motifs scientifiques4. Cela concerne aussi les différences entre l’Union européenne et le reste du monde sur les procédures d’autorisation des OGM.

Pourtant, la décision politique de rendre obligatoire les études de toxicité subchronique n’a pas éteint la polémique et ne semble pas avoir amélioré la « confiance des consommateurs ». En effet, à peine l’obligation du test de toxicité subchronique avait-elle été décidée réglementairement que de nouvelles demandes ont été faites au niveau politique pour exiger des tests plus longs, en l’occurrence des tests de toxicité chronique de deux ans sur animaux de laboratoire pour les semences OGM, sur la base de l’émotion suscitée par l’étude Séralini dans l’opinion publique.

Suite à ces demandes, de nouvelles études ont été lancées en Europe pour évaluer l’intérêt de tester sur animaux les plantes OGM sur des durées plus longues que les trois mois déjà obligatoires. On retrouve une spirale de l’inquiétude bien connue et déjà décrite il y a 25 ans par le juriste américain Stephen Breyer, où une mesure de protection sans justification scientifique, loin de calmer les inquiétudes, ne fait que les renforcer et appelle à de nouvelles mesures (voir encadré).

Les nouvelles études européennes

Plusieurs projets européens ont donc été lancés suite à l’émotion suscitée par l’affaire Séralini : GRACE, G-TwYST, Marlon, Presto GMO ERA-net. Un projet français nommé GMO90+ a également démarré, mais les résultats n’ont pas encore été publiés officiellement à ce jour (novembre 2018). Les projets GRACE et G-TwYST ont rendu leurs résultats et répondent précisément aux questions autour des tests animaux et de leur durée. Un premier résultat remarquable est qu’aucune des nouvelles études européennes n’a détecté d’effet néfaste d’un maïs OGM (NK603 ou MON810) sur les rats, infirmant à nouveau les affirmations de Séralini et de ses collègues et confirmant les avis unanimes des nombreuses expertises publiques à ce sujet. 4 Ce n’est pas critiquable, à condition que le choix politique soit

assumé comme tel et pas justifié a posteriori en mobilisant des arguments pseudo-scientifiques.

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La spirale de l’inquiétude « Un véritable “cercle vicieux” illustre l’interaction entre l’inquiétude du public, les recommandations des experts et la prise de décision. Ce concept a été introduit par Stephen Breyer*. Lorsqu’il y a incertitude scientifique et que les problèmes deviennent émotionnels, les scientifiques se sentent mal à l’aise et l’objectif principal des experts est alors de ne pas sous-estimer le risque. Ils font appel à des méthodes d’estimation prudentes qui conduisent à une surestimation du risque, notamment pour les faibles doses. Le malaise des scientifiques et le risque de surestimation renforcent l’inquiétude du public, qui demande plus d’action. Sous cette pression, les décideurs exigent une réglementation plus contraignante et font pression sur les comités d’experts. Les limites des doses d’exposition sont abaissées. Le public a alors le sentiment que cet abaissement de risque est dû au fait que le danger était sous-estimé et réclame plus de précaution. Ainsi, le cercle vicieux non seulement augmente les coûts mais avive l’inquiétude au lieu de l’apaiser. Allant de pair avec l’accroissement de l’inquiétude publique (néfaste pour la santé physique, mentale et sociale), le rapport coût/efficacité augmente car une surestimation du risque conduit à des mesures plus coûteuses et moins efficaces. Protéger les experts et les décideurs de la pression publique est donc un objectif primordial. » Maurice Tubiana « Du bon usage du principe de précaution », Environnement, Risques & Santé, septembre 2003

*Breyer S, Breaking the vicious circle: Toward effective risk regulation, Harvard University Press, 1993, 144 p.

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Quant à la pertinence des études subchroniques à 90 jours, les projets GRACE et G-TwYST confirment que les tests d’aliments entiers ne peuvent avoir d’intérêt que pour répondre à une hypothèse toxicologique clairement identifiée lors des phases d’analyse précédentes. Ces conclusions sont conformes aux recommandations faites par l’EFSA en 2011, avant le début de l’affaire Séralini (et sont par ailleurs en phase avec le nouvel objectif européen de réduction des souffrances animales)5. Plusieurs millions d’euros d’argent public ont été dépensés et plusieurs centaines d’animaux de laboratoire ont été sacrifiés pour confirmer les recommandations initiales de l’EFSA.

Le projet GRACE : inutilité du test systématique de toxicité à 90 jours

Le projet GRACE, pour GMO Risk Assessment and Communication of Evidence [5], est un projet de recherche européen qui a débuté en 2012 et dont les résultats ont été publiés en novembre 2015. La coordination du projet a été confiée à un institut de recherche fédéral allemand, l’Institut Julius Kühn [6], en coopération avec une dizaine d’autres instituts de recherche européen, dont l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) en France. Suite à plusieurs expérimentations ayant requis un total de 540 rats et dont les durées s’étalaient de trois mois à un an, les scientifiques de GRACE ont réaffirmé le rôle qui devrait être dévolu aux essais d’alimentation : « Les données de GRACE appuient le raisonnement scientifique selon lequel c’est uniquement dans le cas où les analyses moléculaires, compositionnelles, phénotypiques et/ou agronomiques initiales ont révélé des problèmes que les essais d’alimentation avec des aliments complets peuvent fournir une valeur scientifique supplémentaire pour l’évaluation des risques des cultures génétiquement modifiées. Dans ce cas, des essais d’alimentation pourraient être envi5 L’Union européenne s’est engagée dans un objectif de réduction ou de remplacement des tests sur des animaux, afin de diminuer la souffrance animale. Continuer à imposer des tests animaux systématiques sur les OGM serait donc incohérent dans la mesure où ces tests sont jugés inutiles en routine. Cela fait écho à cette remarque de l’Institut national de l’alimentation du Danemark à propos de l’étude Séralini 2012 : « L’Institut national de l’alimentation considère qu’il est éthiquement irresponsable de laisser les animaux souffrir de tumeurs pendant si longtemps sans aucune contribution à l’obtention de données pertinentes » ([11] page 2).

Dans un catalogue de semences, 1886

sagés, à condition que la conception de l’étude puisse être adaptée au problème de sécurité posé. » Concernant la durée des essais, ils précisent que « l’étude d’un an menée dans GRACE n’a pas fourni d’informations supplémentaires pertinentes par rapport aux études de 90 jours. » La recommandation finale du projet est, logiquement, que « l’obligation d’effectuer des études d’alimentation animale non ciblées pour chaque nouvelle plante génétiquement modifiée devrait être abandonnée. » [7]

Le projet G-TwYST : les tests d’aliments entiers sur animaux n’apportent pas d’information supplémentaire

G-TwYST, pour Genetically modified plants Two Year Safety Testing [8], est un projet de recherche européen démarré en avril 2014, suite à la polémique déclenchée par l’affaire Séralini, et achevé en avril 2018 [9]. L’objectif principal était d’évaluer scientifiquement la proposition Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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d’effectuer des essais à long terme sur des animaux de laboratoire pour les OGM. Suite à plusieurs expérimentations ayant requis un total de 1 160 rats, et dont les durées s’étalaient de trois mois à deux ans, l’étude conclut que « la réalisation d’essais d’alimentation des rats avec des aliments entiers pour l’évaluation des risques d’une plante génétiquement modifiée n’aboutirait pas à des informations supplémentaires sur les risques potentiels pour la santé du maïs OGM NK603 par rapport à l’approche antérieure pour l’évaluation des risques publiée par l’EFSA. » Elle rappelle que les tests d’aliments entiers sur animaux «  ont été conçus pour tester les produits chimiques [qui] peuvent être administrés individuellement à des rongeurs à des doses plusieurs fois supérieures à la quantité de produits chimiques auxquels les humains sont exposés afin de tester s’ils peuvent entraîner une toxicité. L’aliment entier contient un mélange de constituants et ne peut être administré à des rongeurs qu’à des niveaux assez limités afin d’éviter un déséquilibre nutritionnel. Par conséquent, il est peu probable que des substances présentes en petites quantités et présentant un faible potentiel toxique dans les aliments complets entraînent des effets observables dans les essais d’alimentation animale. »

Des évaluations passées inaperçues… Suite à ces annonces, Gilles-Éric Séralini a réagi dans L’Obs du 4 juillet 2018 [10] en réaffirmant avoir montré, dans son étude de 2012, que « les rats qui consommaient du maïs OGM [...] succombaient à leurs tumeurs en raison d’une insuffisance hépatique ou cardiaque. » Pourtant, toutes les instances d’expertises mondiales avaient rejeté cette allégation dès 2012 et elle se trouve infirmée à nouveau par les conclusions des projets GRACE et G-TwYST. Pour le professeur Séralini, avec ces études, « on détourne des fonds publics pour discréditer mes travaux sur les OGM !  » Il est vrai que les projets GRACE, G-TwYST et GMO90+ ont nécessité environ 15 millions d’euros d’argent public, pour répondre aux inquiétudes suscitées par sa publication et la médiatisation orchestrée autour. Gageons que si ces études n’avaient pas été menées, le manque de sérieux des autorités dans leur mission de protection de la santé publique aurait été dénoncé. Gilles-Éric Séralini dénonce également, dans l’étude G-TwYST, un « cas de mal-

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honnêteté méthodologique flagrant ». Pourtant, pour définir leurs protocoles d’essais, les projets européens GRACE et G-TwYST ont, contrairement à Séralini et ses collègues, suivi les recommandations contraignantes de l’OCDE, internationalement reconnues. Rappelons que, dès 2012, toutes les instances publiques d’expertise avaient pointé des lacunes rédhibitoires dans le protocole de l’étude Séralini.

L’écho médiatique des résultats des études européennes GRACE et G-TwYST a été quasi nul. De ce fait, il est probable que de très nombreuses personnes continueront à croire la fable que les médias ont largement véhiculée, celle d’un lanceur d’alerte courageux ayant prouvé, non seulement que les OGM sont des poisons, mais aussi que les risques ne sont pas correctement évalués. C’est dans ce contexte que le législateur européen devra décider de l’évolution de la réglementation sur les plantes génétiquement modifiées. Depuis près de vingt ans, s’agissant des OGM, les connaissances scientifiques sont ignorées dans les décisions politiques françaises et européennes. Sous la pression de citoyens désinformés, les décideurs seront incités à renforcer encore les tests, en exigeant davanCatalogue de semences, 1898

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tage d’essais sur animaux, à long terme voire multigénérationnels, supposés «  améliorer la confiance des consommateurs  », conduisant au sacrifice de nombreux animaux sans contribution à l’amélioration de la sécurité alimentaire, ni de la confiance. // Hervé Le Bars

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[4] Commission européenne, « Règlement d’exécution (UE) n° 503/2013 relatif aux demandes d’autorisation de denrées alimentaires et d’aliments pour animaux génétiquement modifiés », avril 2013. Sur eur-lex.europa.eu [5] Site Internet du projet GRACE (GMO Risk Assessment and Communication of Evidence) : grace-fp7.eu [6] Site Internet du JKI (Julius Kühn-Institut). Federal Research Centre for Cultivated Plants, Bundesforschungsinstitut für Kultur-

Références

pflanzen, julius-kuehn.de

[1] EFSA, “Guidance for risk assessment of food and feed from

[7] “Animal feeding studies add limited value to GM Plant risk

genetically modified plants”, EFSA Panel on Genetically Modified

assessment”, communiqué de presse du projet GRACE, 6 juin

Organisms (GMO), 24 mai 2011. Sur efsa.europa.eu

2018. Sur grace-fp7.eu

[2] « Principaux pays producteurs d’OGM », Source d’information

[8] Site Internet du projet G-TwYST (Genetically modified plants

sur les organismes génétiquement modifiés (Gouvernement du

Two Year Safety Testing) : g-twyst.eu

Québec). Sur ogm.gouv.qc.ca

[9] Conclusions et recommandations du projet G-TwYST, 29 avril

[3] EFSA, “Guidance for risk assessment of food and feed from

2018. Sur g-twyst.eu

genetically modified plants”, Avis scientifique, Panel on Genetically

[10] Séralini G-É, « On détourne des fonds publics pour discrédi-

Modified Organisms, EFSA Journal, 2011. Sur efsa.europa.eu

ter mes travaux sur les OGM ! », L’Obs, 4 juillet 2018.

L’étude française GMO90+ invalide également les résultats de Séralini et al. Les résultats de l’étude française GMO90+ viennent d’être publiés (10 décembre 2018) dans la revue Toxicological Sciences [1]. Cette étude, pilotée par l’unité Toxalim de l’Inra en partenariat avec, notamment, l’Inserm, le CNRS et l’Anses, complète les études GRACE et G-TwYST. L’étude était destinée à détecter des signaux précoces d’effets sur la santé des rats d’un régime à base de maïs génétiquement modifié (MON810 et NK603, traité ou non avec du Roundup). Pour cela, en plus des techniques d’analyse toxicologiques classiques (dissection d’organes, analyses d’urine et de sang), les chercheurs ont utilisé des techniques d’analyse beaucoup plus sensibles, dites « omiques » (métabolomique et transcriptomique). Malgré l’utilisation de ces techniques très sensibles, les chercheurs n’ont pas identifié d’effet néfaste sur la santé des rats du régime à base de maïs OGM, traité ou non avec un herbicide à base de glyphosate. Ils se sont aussi prononcés sur l’utilité des tests d’ali-

mentation sur des animaux : «  Enfin, nous avons montré, conformément aux résultats des projets GRACE et G-TwYST, que la valeur ajoutée scientifique des études d’alimentation subchronique à 90 jours serait limitée et que celles-ci ne permettraient pas de réduire significativement les incertitudes restantes. À long terme, des études sur l’alimentation des animaux, d’une durée de 90 jours ou davantage, pourraient encore être justifiées si un problème particulier était identifié au cours des procédures d’évaluation des risques » (p. 36). Cette conclusion est conforme aux recommandations de l’EFSA de 2011 qui n’avaient pas été suivies par le législateur à cause de l’émotion suscitée par l’étude Séralini. Références

[1] Coumoul X et al., “The GMO90+ project: absence of evidence for biologically meaningful effects of genetically modified maize based-diets on Wistar rats after 6-months feeding comparative trial”, Toxicological Sciences, 10 décembre 2018, doi.org/10.1093/toxsci/kfy298.

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Les OGM : une catégorie juridique aux contours débattus Théo Mathurin est rédacteur scientifique au sein de l’association Ombelliscience et il est le fondateur du blog Science Pop (sciencepop.fr). Ce texte est une adaptation par l’auteur et pour SPS d’un article publié initialement sur Échosciences Hauts-de-France (echosciences-hauts-de-france.fr).

L

e 25 juillet 2018, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a précisé la définition de ce qu’est un « organisme génétiquement modifié » (OGM). En conséquence, les produits issus de certaines techniques nouvelles (regroupées sous le sigle NBT, pour New Breeding Techniques) seront donc soumis à la réglementation européenne spécifique aux OGM. Cette décision était très attendue. En effet, de la classification d’une technique nouvelle en OGM ou non-OGM découle un cadre réglementaire très différent. Ainsi, en France, il est interdit d’utiliser ou de fabriquer un OGM sans une autorisation préalable accordée pour une catégorie limitée de situations (utilisation en milieu confiné, expérimentations et recherche, etc.) [1]. Jusque-là, la définition légalement en vigueur, issue de la Directive 2001/18/CE de 2001, était la suivante : un OGM est un « organisme [...] dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement [...] » [2]. Un produit, dès lors qu’il est catégorisé comme OGM, est soumis à une procédure stricte d’autorisation.

La nouvelle définition européenne

La mutagenèse était explicitement exclue de la définition des OGM. On entendait par mutagenèse la modification du génome sous l’action d’agents chimiques ou physiques (par opposition à l’introduction d’un gène). C’est sur cette situation que la CJUE est revenue. En effet, de

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nouvelles méthodes de génie génétique se sont développées ces dernières années. Citons, par exemple, la fameuse technique CRISPR-Cas9 qui fait beaucoup parler d’elle [3]. Dérivée d’un système antiviral existant chez les bactéries, cette méthode permet d’effectuer aisément des changements précis sur le génome, comme une mutation ponctuelle sur un gène donné. Cela contraste avec l’aspect aléatoire des méthodes de mutagenèse classiques (par radiations ou agents chimiques). Le processus produit tout de même des mutations « hors cible » et les chercheurs explorent des pistes pour améliorer la précision. C’est suite à la mobilisation d’ONG en France que la Cour européenne de justice (CJUE), sur saisine du Conseil d’État français [4], a clarifié ce flou juridique en concluant que les organismes issus des NBT étaient des OGM au sens de la Directive [5]. Elle met en avant le fait que les NBT «  modifient le matériel génétique d’un organisme d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement », et que « les risques liés à [leur] emploi [...] pourraient s’avérer analogues à ceux résultant de la production et de la diffusion d’OGM par voie de transgenèse. »

Salué par les groupes écologistes, cet arrêt a été déploré par de nombreux scientifiques. La CJUE s’est de fait positionnée contre la recommandation conjointe des académies des sciences de tous les pays d’Europe [6] qui arguait dès 2015

DOSSIER • OGM

© Gnis-pedagogie.org

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De la téosinte sauvage au maïs d’aujourd’hui

[7] que les produits issus des NBT ne devraient pas être concernés par la directive OGM. En effet, que penser du fait qu’une plante soit considérée comme un OGM s’il est impossible de la différencier d’une plante obtenue par des méthodes traditionnelles ?

Cependant, pour comprendre pourquoi décider de ce qui constitue ou non un OGM n’est pas évident, il faut remonter aux premières modifications génétiques effectuées par l’être humain sur les plantes (mais aussi sur les animaux), c’est-à-dire... à la naissance de l’agriculture.

Des millénaires de modifications génétiques

Les promeneurs le savent : les baies sauvages sont généralement petites, parfois amères, quand elles ne sont pas toxiques. Cela n’est pas surprenant : les plantes, comme les autres êtres vivants, ont évolué par sélection naturelle, c’està-dire à travers une compétition continuelle pour survivre et se reproduire, et non pas pour nourrir Homo sapiens. Avant l’agriculture, les humains se sont naturellement orientés vers les plantes comestibles les plus intéressantes (fruits plus gros ou plus sucrés, par exemple). En replantant, d’abord par inadvertance, les

graines des aliments qu’ils avaient soigneusement choisis, ils ont favorisé la reproduction de plantes aux caractéristiques recherchées. Au fur et à mesure, et sans rien connaître des lois de la génétique, les humains ont modifié les espèces sauvages dans des proportions souvent considérables.

Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer le maïs moderne à la téosinte sauvage à laquelle il est apparenté (cf. image). L’objectif a notamment été d’hypertrophier la partie de la plante qui intéresse, si possible bien au-delà de la situation atteinte par la sélection naturelle chez la plante sauvage. Par exemple, tout comme la domestication du loup a donné différentes races de chiens, la domestication du chou sauvage a donné les différents choux cultivés : chou-fleur, chou kale, chou de Bruxelles, etc., qui ont été obtenus en cherchant à développer différentes parties comestibles du chou sauvage (fleurs, feuilles, bourgeons, respectivement).

En supplantant la sélection naturelle, l’être humain a pu favoriser des caractères a priori délétères pour la plante dans son environnement naturel. À cet égard, le cas de céréales comme le blé est frappant. Dans le blé sauvage, les grains Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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tombent et se dispersent au sol où ils vont germer, ce qui n’est pas pratique pour l’agriculteur qui cherche à les récolter. Néanmoins, une mutation génétique fait que les grains restent attachés à l’épi. Cela empêche la reproduction du blé dans la nature, mais facilite la récolte par les humains qui les ont sélectionnés sans le savoir en replantant leurs grains. La sélection de cette anomalie génétique a permis l’essor de l’agriculture dans le Croissant fertile [8], et la totalité du blé cultivé aujourd’hui est issue de ces mutants qui ne peuvent perdurer que dans le cadre de l’agriculture.

Essor des biotechnologies et apparition de la notion d’OGM

Au XXe siècle, l’apparition de techniques de mutagenèse a permis d’accélérer le processus de création de nouvelles variétés. En utilisant des radiations ou des agents chimiques, on provoque des mutations plus ou moins aléatoires dans le génome des organismes, en espérant créer un individu portant un caractère désiré. Dans le monde entier, les produits issus de ces techniques ne sont pas considérés comme des OGM et sont largement utilisés en France et en Europe, y compris en agriculture biologique. Le développement des techniques de biologie cellulaire et la connaissance du fonctionnement

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© Arn, Wikimedia.

Le travail de sélection, de plus en plus sophistiqué, s’est poursuivi jusqu’à nos jours. La rationalisation des techniques de croisement a plus récemment conduit à la création de variétés de plantes hybrides particulièrement productives. L’histoire de l’agriculture nous rappelle donc que la plupart des espèces cultivées sont le produit d’une sélection artificielle poussée et n’existent pas dans la nature.

des gènes ont ouvert la voie au développement de la transgenèse dans les années 1980. Ici, on insère dans un génome une portion d’ADN étranger, provenant potentiellement d’une espèce éloignée. Le but est d’obtenir des caractères particuliers qui sont difficiles, voire impossibles, à obtenir autrement chez une espèce donnée. C’est avec la technique de transgenèse que l’expression «  OGM » et l’objet juridique associé ont été créés. Notons au passage que des transferts de gènes inter-espèces se produisent continuellement dans la nature (mais cependant, de façon rare dans les organismes supérieurs). Cela concerne d’ailleurs aussi nos aliments : la patate douce possède de l’ADN

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bactérien [9] et pourrait être qualifiée d’« OGM naturel ». Avec la transgenèse, l’être humain détourne à son avantage des processus existant dans la nature.

OGM ou pas OGM ?

Que ce soit par croisement, mutagenèse, transgenèse ou autres méthodes de génie génétique, toutes les techniques d’amélioration des plantes visent in fine à modifier leur génome pour obtenir des caractères souhaités. Ainsi, si l’expression « organisme génétiquement modifié » a un sens sur le plan juridique, elle n’en a pas vraiment d’un point de vue scientifique.

En Europe, on définit donc les OGM en fonction de la technique ayant permis de les obtenir et on a exclu de la définition les plantes issues de mutagenèse par radiations ou agents chimiques. Mais le développement de nouvelles techniques comme CRISPR-Cas9 pose question car ces NBT peuvent produire des organismes par mutagenèse dirigée, sans ADN étranger. Ces organismes sont potentiellement impossibles à distinguer de ceux issus de techniques plus traditionnelles. Ainsi, contrairement à l'Europe, les États-Unis et le Japon ont décidé de ne pas les réglementer comme des OGM. Le point de vue qui prévaut chez les spécialistes est qu’il est plus pertinent d’évaluer la sécurité des nouvelles variétés en fonction du caractère introduit, et non de la technique utilisée pour l’obtenir.

En pratique, seules les multinationales développant des variétés à fort potentiel commercial auront les moyens de s’engager dans la longue procédure pour faire autoriser un OGM en Europe. Seulement deux variétés OGM sont aujourd’hui approuvées pour une culture en plein air1, les autres dossiers étant bloqués. Par ailleurs, plus d’une centaine de variétés (coton, maïs, colza, soja et betterave sucrière) sont autorisées à l’importation (voir le registre tenu par l’Union européenne [10]). Les acteurs de l’industrie craignent [11] que l’arrêt de la CJUE contribue à dissuader l’innovation au sein d’entreprises plus petites qui se sont intéressées aux 1 Chacun des États membres ayant la possibilité, sous

certaines conditions, de les interdire à son niveau.

DOSSIER • OGM

NBT, notamment à CRISPR-Cas9 pour son faible coût. Les académies des sciences européennes considèrent quant à elles que cette décision est une « défaite » pour la science et l’innovation en Europe, réaffirmant que « les percées en biotechnologie [...] demeurent cruciales pour la sécurité alimentaire dans le monde » (cité dans [12]). À l’heure du changement climatique et de besoins alimentaires croissants, la résistance des plantes aux maladies et aux aléas climatiques, ou l’amélioration de leur contenu nutritionnel sont autant d’applications cruciales qui sont facilitées par les NBT. // Théo Mathurin

Références

[1] Site du ministère de la Transition écologique et solidaire, page « Organismes génétiquement modifiés » du 25 novembre 2016. Sur ecologique-solidaire.gouv.fr [2] « Directive 2001/18/CE du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement ». Sur eur-lex.europa.eu [3] Kaplan JC, « CRISPR-Cas9 : un scalpel génomique à double tranchant », SPS n° 320, avril 2017. Sur afis.org [4] Conseil d’État, « Le Conseil d’État renvoie à la Cour de justice de l’Union européenne quatre questions relatives à la réglementation européenne des OGM », 3 octobre 2016. Sur conseil-etat.fr [5] « Les organismes obtenus par mutagenèse constituent des OGM et sont, en principe, soumis aux obligations prévues par la directive sur les OGM », Cour de justice de l’Union européenne, communiqué de presse n° 111/18, 25 juillet 2018. Sur curia.europa.eu [6] European Academies Science Advisory Council, “EASAC and the New Plant Breeding Techniques”, juillet 2018. Sur easac.eu [7] Déclaration de l’European Academies Science Advisory Council, “New breeding techniques”, juillet 2015. Sur easac.eu [8] Bonjean A, « Histoire de la culture des céréales et en particulier de celle du blé tendre », Dossier de l’environnement de l’INRA, 2001, 21. Sur inra.fr [9] Kyndt T et al., “Sweet potato: A naturally transgenic food crop”, PNAS, 2015, 112:5844-5849. [10] Commission européenne, « GMO register ». Sur ec.europa.eu [11] “Regulatory approaches to modern plant breeding – the case of mutagenesis and new gene editing technologies”, ESA (European Seed Association), 20 juillet 2015. Sur euroseeds.eu. [12] “Industry shocked by EU Court decision to put gene editing technique under GM law”, Euractiv.com, 25 juillet 2018. Sur euractiv.com

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DOSSIER • OGM

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OGM : une source de progrès pour la santé (One Health)

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ans un contexte de défiance du grand public vis-à-vis des OGM (organismes génétiquement modifiés), il nous semble utile de rappeler les progrès que ces derniers apportent aujourd’hui et peuvent apporter dans le futur pour la santé1, prise dans une approche globale, telle que définie par l’initiative internationale One Health : santé humaine, animale, végétale et environnementale. Notons qu’au-delà des OGM, apparaissent aujourd’hui des organismes génétiquement édités (OGE) issus des nouvelles technologies, qui mettent en jeu des mécanismes innovants de transformation du génome (voir encadré). Avec plusieurs de ces techniques, il devient impossible de distinguer si le génome de la plante ainsi produite est l’œuvre d’une évolution naturelle dans le biotope (par exemple une mutation spontanée provoquée par le rayonnement 1 On trouvera dans [1] un travail de synthèse réalisé par les trois

académies américaines de sciences, technologies et médecine, reposant sur l’analyse de plus de 1 000 publications scientifiques portant sur des plantes cultivées obtenues par génie génétique.

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Catherine Regnault-Roger est professeur émérite à l’université de Pau et des Pays de l’Adour (UMR 5254), membre de l’Académie d’agriculture de France et membre correspondant de l’Académie nationale de pharmacie.

ambiant d’UV) ou d’une manipulation de laboratoire. Quelles opportunités ces organismes génétiquement édités ouvrent-ils pour notre planète et pour l’humanité ?

Progrès en santé humaine

L’utilisation des OGM à des fins thérapeutiques fait l’objet d’un large consensus, à tel point que l’opinion publique n’est plus consciente que le traitement de certaines maladies a été amélioré par des OGM issus des biotechnologies. Les organismes génétiquement édités, plus récents, ouvrent également des perspectives immenses en santé publique, qui pourraient aboutir à sauver de nombreuses vies. Ces progrès résultent de différentes approches : production de protéines pharmaceutiques, adaptation d’organes animaux pour une transplantation chez l’Homme, lutte contre les vecteurs de maladies infectieuses et thérapie génique pour des maladies génétiques rares. Dès le début des années 2000, des progrès thérapeutiques apportés par les OGM étaient établis [2]. Citons par exemple la synthèse d’in-

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suline humaine pour soigner le diabète, le traitement du nanisme par l’hormone de croissance ou la production de vaccins. Ils résultent de la modification génétique de micro-organismes ou de cellules, cultivés ensuite en incubateur pour une production industrielle d’hormones humaines (voir encadré).

Des protéines humaines thérapeutiques produites par les animaux GM2

On peut aujourd’hui obtenir des protéines d’intérêt pharmaceutique à partir de lait d’animaux génétiquement modifiés. Ainsi, depuis 2006, un facteur anticoagulant est obtenu à partir du lait de chèvre et utilisé dans certains traitements pour les accidents thromboemboliques ou en prévention des thromboses veineuses. En 2010, une protéine utilisée dans la prise en charge de l’angioœdème héréditaire, une maladie génétique rare, a été produite dans du lait de lapine. Plus récemment, en 2017, c’est une protéine ayant des effets contre le choc septique qui l'a été dans le lait du même animal [3].

Des plantes GM produisant des médicaments

Il existe également des plantes génétiquement modifiées productrices de molécules médicamenteuses. Elles sont cultivées dans des serres ou en plein champ. On utilise aussi des cellules végétales transformées en fermenteur.

2 Génétiquement modifiés

DOSSIER • OGM

Ainsi la maladie de Gaucher, une maladie rare due à un déficit enzymatique, est traitée par une protéine recombinante (la taliglucérase alfa) produite par des cultures cellulaires de carotte transgénique. Un autre exemple est la production d’anticorps anti-Ebola produits à partir du tabac [4].

Mais l’exemple le plus médiatisé est celui du « riz doré », une variété de riz génétiquement modifiée pour produire du β-carotène, permettant de compenser les avitaminoses A et de lutter contre la xérophtalmie qui se caractérise par une perte de la vision. Au cœur d’une controverse, victime de saccages d’essais expérimentaux aux Philippines, le riz doré a été l’objet d’une large campagne de dénigrement. En réaction, 107 lauréats du prix Nobel se sont adressés à l’ONU pour désavouer la campagne de Greenpeace à son encontre. Depuis le début 2018, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, suivies par le Canada, autorisent la commercialisation du riz doré pour une consommation alimentaire [5]. Au-delà des OGM, les nouvelles technologies d’édition du génome sont actuellement explorées pour l’adaptation d’organes animaux à des fins de transplantation chez l’Homme. En effet, le nombre de patients qui ont besoin d’une transplantation d’organe croît plus vite que la disponibilité des organes humains. La greffe

Les nouvelles techniques de modification du génome (NBT) Les nouvelles techniques d’édition du génome sont incluses dans un ensemble de techniques appelées NBT (New Breeding Techniques) qui améliorent le ciblage moléculaire des modifications génétiques. Ces techniques aux noms peu évocateurs (mutagenèse dirigée par oligonucléotides et nucléases, cisgenèse, intragenèse, nucléases à doigt de zinc ou ZFN, etc.) sont très variées dans leurs mécanismes d’action et quelques-unes sont déjà dépassées car trop chères et pas assez précises. Plusieurs mettent en œuvre des enzymes qui

coupent le génome en des endroits très précis et ont obtenu des succès dans le domaine de la santé (la plus médiatisée étant CRISPRCas9). Certaines d’entre elles permettent la réécriture d’une partie du génome : on parle alors d’édition du génome. Le Haut Conseil des biotechnologies a publié en 2016 et 2017 des fiches techniques et émis un avis sur ces nouvelles biotechnologies [1]. Références

[1] Avis du HCB sur les NPBT, 2 novembre 2017. Sur hautconseildesbiotechnologies.fr

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DOSSIER • OGM

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d’organes de porc pourrait être un palliatif. Toutefois, de nombreux antigènes déclenchent des rejets avec une intensité variable chez le patient. L’utilisation de la technique CRISPR-Cas9 [6] permet de diminuer considérablement les antigènes porcins responsables du rejet des organes de porc.

Thérapie génique

Ces nouvelles technologies d’édition du génome permettent également de soigner des maladies génétiques héréditaires. Jean-Yves le Déaut, qui a été président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques pendant près de 30 ans, souligne que 80 % des 8 000 maladies génétiques rares étant considérées comme monogéniques, « il suffirait de corriger le seul gène défaillant pour faire disparaître la maladie. » [7] La thérapie génique constitue ainsi un espoir. Déjà des essais cliniques sont en cours. En Angleterre, deux jeunes enfants de 11 et 18 mois atteints d’un cancer, une leucémie lymphoblastique aigüe incurable, ont reçu des injections de cellules immunitaires modifiées par édition du génome et ne développent plus de signes de la maladie ; leur état de santé s’est amélioré [8]. D’autres essais anticancéreux sont en cours en Chine et aux États-Unis, utilisant des cellules génétiquement éditées par CRISPR-Cas9. En France, l’Institut des maladies génétiques Imagine développe une nouvelle approche thérapeutique avec la technique CRISPR-Cas9 pour deux anomalies génétiques de l’hémoglobine (la béta-thalassémie et la drépanocytose) qui affectent cent millions de personnes porteuses saines ou malades dans le monde [9]. En Californie, des essais d’injection de cellules génétiquement éditées par la technique des nucléases à doigts de zinc ont été menés en septembre 2018 sur des patients atteints du syndrome de Hunter, une maladie génétique dégénérative rare et orpheline (c’est-à-dire sans traitement) caractérisée par un déficit enzymatique qui cause une accumulation de sucres complexes dans les tissus pulmonaires, cérébraux et cardiaques et les endommagent [10]. Ces études très récentes en sont, pour la plupart, au stade du laboratoire et des essais de recherche cliniques ; les résultats obtenus doivent être examinés en fonction des bénéfices (régression de la maladie) et des risques (effets secondaires indésirables).

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Fin novembre 2018, une thérapie génique germinale expérimentale a été révélée en Chine : des embryons ont été traités par CRISPR-Cas9 dans le but d'augmenter leur résistance au sida (voir encadré « La naissance des “bébés CRISPR” »).

Maladies transmises par les moustiques

Enfin, les techniques d’édition du génome sont également prometteuses pour les maladies transmises par les moustiques – paludisme, dengue, chikungunya, zika –, qui touchent plusieurs centaines de millions de personnes. En 2016, selon l’OMS, 216 millions de personnes ont été atteintes de paludisme et 445 000 en sont mortes. Récemment, la technique CRISPRCas9 associée au forçage génétique a été utilisée pour modifier le génome de moustiques qui transmettent un parasite, agent du paludisme : ils ne peuvent plus se reproduire et les populations testées ont disparu en sept à onze générations [11]. Ce premier succès de laboratoire doit s’accompagner de recherches ultérieures d’adaptation sur le terrain en conditions réelles, et ne manquera pas de susciter un débat éthique sur la nécessité d’éradiquer des populations de moustiques pour lutter contre le paludisme.

Progrès en santé animale

Les applications de la transgenèse chez les animaux restent modestes. Les différences biologiques entre espèces animales rendent difficiles les transferts de gènes spécifiques, par ailleurs d’expression variable selon l’hôte receveur, ce qui explique qu’un faible nombre de projets (une quarantaine environ) ait vu le jour entre 1985 et 2015 [3]. Ainsi, en pisciculture, il aura fallu plus de 25 ans à la société américaine Aquabounty Technologies pour mettre au point un saumon transgénique contenant une quantité accrue d’hormone de croissance permettant une croissance accélérée de l’animal et moins de consommation de nourriture. En revanche, les nouvelles technologies d’édition du génome permettent d’obtenir des modifications génétiques ciblées, plus précises et, surtout, des résultats plus rapides pour améliorer la santé animale. Un exemple représentatif est celui de la peste porcine africaine qui contamine les troupeaux de porcs de plusieurs pays. Un gène conférant une résistance à cette

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La naissance des « bébés CRISPR » He Jiankui, chercheur chinois, a annoncé la naissance de deux jumelles porteuses d’un ADN modifié pour les rendre résistantes au virus du sida. Nées d’un père atteint de la maladie mais d’une mère séronégative, ces « bébés CRISPR » n’étaient pas infectés. Pour Jennifer Doudna, l’une des chercheuses ayant mis au point la technique CRISPR-Cas9 qui a été utilisée, « il est impératif que les scientifiques responsables de ces travaux expliquent clairement pourquoi ils ont rompu le consensus mondial voulant que la technique CRISPR-Cas9 ne soit pas appliquée à l'heure actuelle à des lignées germinales humaines ». Elle rappelle que « le rapport clinique n’a pas fait l’objet d’une publication dans la littérature scientifique évaluée par les pairs » et qu’en conséquence, « l’exactitude du processus d’édition des gènes ne peut pas être évaluée ». Enfin, elle s’inquiète d’un éventuel impact négatif de cette initiative sur « les nombreux importants essais cliniques [en cours] pour traiter et guérir les maladies chez les adultes et les enfants »1.

En France, deux académies ont réagi dans le même sens2.

Déclaration commune de l’Académie nationale de médecine et de l’Académie des sciences

« Ayant pris connaissance de l’annonce faite par le Dr He Jiankui de la naissance de deux enfants après modification du gène CCR5 à l’état embryonnaire, l’Académie nationale de médecine et l’Académie des sciences condamnent l’initiative de ce scientifique qui ne protège

pas d’une éventuelle infection par le VIH et qui suscite de nombreuses questions scientifiques, médicales et éthiques non résolues à ce jour. De nouveaux outils moléculaires ouvrent des espoirs pour prévenir ou traiter des pathologies. Leur utilisation chez l’être humain ne doit être envisagée qu’avec la plus grande prudence. La modification du génome d’embryons humains suscite des interrogations majeures dans la mesure où elle sera transmise à la descendance et aux générations suivantes. Elle ne saurait être mise en œuvre quand le but recherché peut être atteint par d’autres moyens comme c’est le cas pour la prévention d’une infection par le VIH. Dans l’état actuel des connaissances, les conditions ne sont pas réunies pour ouvrir la voie à la naissance d’enfants dont le génome a été modifié à l’état embryonnaire. Si cette démarche était entreprise dans l’avenir ce ne devrait l’être qu’après approbation du projet par les instances académiques et éthiques concernées et un débat public approfondi. L’Académie nationale de médecine et l’Académie des sciences tiennent néanmoins à réaffirmer l’importance pour l’être humain des recherches responsables faisant appel aux technologies modifiant l’ADN, y compris quand elles sont menées chez l’embryon, et leur apportent leur soutien. » SPS

1 Doudna J, “Update: CRISPR co-inventor responds to claim of

2 « Une déclaration de l’Académie nationale de médecine et de

first genetically edited babies”, 26 novembre 2018. Sur news. berkeley.edu

l’Académie des sciences à propos de l’annonce faite par le Dr He Jiankui », 28 novembre 2018. Sur academie-sciences.fr/

maladie a été identifié chez des lignées de porcs africains. On aurait pu tenter, par croisements successifs, de transférer le gène de résistance aux porcs sensibles, mais cela aurait nécessité au moins une dizaine d’années de sélection génétique conventionnelle : c’était trop long et trop coûteux. En 2013, les techniques TALEN et

ZFN ont permis de modifier en une seule opération le gène sensible en incorporant l’allèle du gène résistant à la maladie, apportant ainsi une réponse à cette maladie porcine [3].

La technique TALEN a aussi été utilisée pour inhiber le gène responsable de la production d’un Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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• Synthèse d’insuline humaine pour traiter le diabète. L’insuline de synthèse a été commercialisée en 1982. Auparavant, les diabétiques devaient recourir à de l’insuline de porc extraite du pancréas de l’animal qui, bien que très semblable à l’insuline humaine, en diffère par un acide aminé et pouvait provoquer des accidents thérapeutiques. L’insuline humaine d’origine bactérienne est synthétisée par une bactérie très répandue, Escherichia coli, génétiquement modifiée par génie génétique pour y inclure le gène humain codant cette hormone. Cette insuline, totalement identique à celle que produit le corps humain, réduit considérablement les risques d’allergie chez les patients. • Production d’hormone de croissance pour traiter le nanisme. Longtemps extraite des hypophyses de cadavres humains, cette hormone de croissance pouvait être infectée par divers virus ou prions. C’est par exemple le cas avec un prion responsable de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, une encéphalopathie spongiforme subaiguë, maladie neurodégénérative qui engendre des troubles psychiques évoluant vers la démence (chez l’animal, on parle de tremblante du mouton ou de maladie de la vache folle – encéphalopathie spongiforme bovine). Ces maladies ont fait l’actualité particulièrement dans les années 1985-2004 dans ce qu’on a appelé « la crise de la vache folle ». Depuis 1988, l’hormone de croissance prescrite en France n’est plus extraite des cadavres humains, mais produite par génie génétique à partir de micro-organismes génétiquement modifiés, limitant les contaminations indésirables. • Production d’érythropoïétine pour

les patients souffrant d’anémie et d’insuffisance rénale. L’érythropoïétine (ou

EPO) est bien connue dans certains milieux sportifs où le dopage est répandu. C’est une hormone naturelle rénale qui agit sur la moelle osseuse pour stimuler la fabrication

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Exemples de progrès thérapeutiques apportés par les OGM

de l’hémoglobine et des globules rouges et améliorer ainsi le transport de l’oxygène. Son administration est indiquée chez les patients souffrant d’anémie et d’insuffisance rénale. Depuis 1983, les méthodes de génie génétique permettent de produire en laboratoire cette protéine recombinante1 humaine qui fait aujourd’hui partie de l’arsenal thérapeutique hospitalier.

• La production de vaccins. Le génie génétique a aussi révolutionné la façon dont sont obtenus les vaccins. Pendant longtemps, on a vacciné par administration d’agents pathogènes affaiblis ou tués, ou des fragments de pathogènes ou d’anticorps actifs contre l’agent infectieux ciblé, de manière à ce que le corps puisse réagir dès la phase d’invasion du pathogène. La mise au point de ces vaccins était compliquée et longue. Depuis 1983, plusieurs vaccins, celui de l’hépatite B ou contre la grippe mais aussi contre la variole, l’hépatite A et la poliomyélite, le tétanos ou le vaccin HPV (contre le papillomavirus humain agent de cancers), sont produits par génie génétique à partir de cultures cellulaires ou de levures. 1 Produite par une cellule dont l’ADN a été modifié par génie génétique.

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DOSSIER • OGM

Le maïs Bt MON 810 Le maïs Bt MON 8101 est génétiquement modifié pour synthétiser une protéine à caractère insecticide qui perturbe le fonctionnement digestif de deux ravageurs majeurs de cette culture, la pyrale du maïs et la sésamie. Dans les parcelles ainsi cultivées, les populations de ces insectes sont réduites de plus de 90 %. Outre la limitation des dégâts sur les épis et les tiges de maïs, on observe un autre effet bénéfique avec la réduction de la présence de champignons pathogènes agents de fusarioses et à l’origine de mycotoxines extrêmement délétères, source de troubles digestifs chez les jeunes porcelets

1 Appelé ainsi car transformé par une transgenèse opérée avec la bactérie Bacillus thuringiensis (Bt) ; MON 810 est le nom de code de la transformation.

facteur (la myostatine) qui limite la croissance des tissus musculaires et permet d’augmenter la masse musculaire des animaux traités. Et le système CRISPR-Cas9 a permis d’introduire chez le porc un gène manquant afin d’obtenir ainsi une meilleure thermorégulation permettant à l’animal de mieux faire face au froid, ce qui réduit la mortalité des porcelets en hiver et augmente le bien-être animal [12].

Mais les recherches les plus spectaculaires en matière de bien-être animal sont celles qui portent sur l’obtention de vaches sans corne. Afin de limiter les blessures des bêtes et des vachers et les pertes qui en résultent, l’écornage se développe. Mais cette pratique est éprouvante pour les animaux et les hommes. Or il existe des races de vaches sans corne, par exemple les Angus dont le génome est porteur d’un gène dominant sans corne qui se transmet aux descendants. À l’inverse, une des races les plus prisées en raison de sa forte productivité laitière, la race Holstein, est pourvue de cornes. Si les sélections génétiques classiques s’opèrent sur une vingtaine d’années, la technique TALEN, a permis d’obtenir rapidement des vaches Holstein sans corne, et les perspectives ouvertes représentent une amélioration significative du bien-être animal. Cependant, les promoteurs de

d’élevage [1], voire de troubles endocriniens et de cancers potentiellement mortels chez l’Homme. Ce risque est émergent en Europe et aggravé par le réchauffement climatique, propice à l’installation de champignons qui prolifèrent normalement dans les pays tropicaux comme les Aspergillus qui secrètent les très dangereuses aflatoxines [2]. Références

[1] Rossi F, Morlacchini M, Fusconi G, Pietri A, Piva G. “Effects of insertion of Bt gene in corn and different fumonisin content on growth performance of weaned piglets”, Italian Journal of Animal Science, 2011, 10:19. [2] Regnault-Roger C, « Comment prévenir le risque de mycotoxines dans la production agricole ? », SPS, n° 322,  octobre 2017. Sur afis.org.

ces études agissent avec prudence dans la diffusion de leurs résultats afin de ne pas être la cible d’activistes anti-biotechnologies [13].

Progrès en santé végétale

C’est en 1983, dans un laboratoire belge, que fut obtenue la première plante transgénique, un tabac. Aujourd’hui, ce sont plus de 189,8 millions d’hectares répartis dans 24 pays qui sont cultivés avec des variétés transgéniques [14]. Quatre principales espèces dominent : le maïs, le cotonnier, le soja et le canola ou colza de printemps. Elles ont été modifiées pour permettre de mieux résister aux attaques des insectes ravageurs (13 % des surfaces cultivées) ou d’être désherbées plus facilement (47 % des surfaces) ; 41 % de ces surfaces sont cultivées avec des variétés polyvalentes capables de résister aux insectes ravageurs et d’être en même temps désherbées plus facilement (empilage de gènes) [14]. La santé de ces cultures est améliorée : moins d’adventices (mauvaises herbes) en concurrence pour l’eau et les nutriments sur la parcelle, diminution des blessures causées à la plante par les insectes ravageurs, ce qui limite les possibilités d’installation des agents pathogènes et par conséquent des maladies. L’exemple du maïs Bt MON 810, la seule PGM cultivée dans l’Union européenne (en 2017 en Espagne sur Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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124 227 ha et au Portugal sur 7 308 ha) est, à cet égard, éloquent (voir encadré). Des travaux ont été réalisés pour élargir le champ de lutte à d’autres ravageurs et d’autres maladies, ainsi que pour protéger de nouvelles espèces végétales. Un maïs a été modifié par transgenèse pour résister aux coléoptères ravageurs des sols comme la chrysomèle, qui affecte les racines de la plante. Cet insecte a été introduit accidentellement en Europe en 1992, et a été détecté en France en 2002 : il est devenu invasif [15]. D’autres études sont conduites pour rendre, par transgenèse à partir d’espèces sauvages plus robustes, des pommes résistantes à la tavelure, le manioc résistant à des virus, le bananier résistant à un Fusarium ou encore la pomme de terre résistante au mildiou. Un des succès remarqués ces dernières années est la plantation à Hawaï de papayers résistants à une maladie causée par un virus (le Papaya ringspot virus). Des pruniers génétiquement modifiés ont été développés pour lutter contre la sharka, la maladie virale la plus dévastatrice du genre Prunus. D’autres études sont en cours pour que les variétés puissent répondre aux changements climatiques avec une meilleure adaptation au déficit en eau (sécheresse), à un taux élevé de salinité des sols ou au gel. Au-delà de la transgenèse, les nouvelles technologies évoquées précédemment ont également démontré leur fort potentiel en amélioration des plantes et en santé du végétal. Ainsi, une mutation chez le riz est obtenue (par la technique TALEN) pour le rendre résistant aux bactéries pathogènes du genre Xanthomonas. D’autres cultures sont également concernées : à côté des colza, soja et maïs, les tomates, pommes de terre, l’orge, la cameline et le blé font ainsi l’objet de recherches. Les caractères étudiés concernent l’amélioration des rendements, la résistance aux maladies (virales, fongiques et bactériennes) et aux stress environnementaux (froid, sel, sécheresse) [4].

Progrès pour l’environnement

Logiquement, en leur conférant par amélioration génétique une plus grande résistance aux effets de leurs bioagresseurs, on permet une diminution de l’usage des outils de protection

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des plantes que sont les traitements phytopharmaceutiques. Pour le maïs Bt MON 810 par exemple, il est possible de ne plus pulvériser d’insecticides contre la pyrale et la sésamie : la plante se protège elle-même à tous les stades de son développement. Ainsi, une réduction spectaculaire de la quantité d’insecticides a été documentée aux États-Unis dans le cas du maïs génétiquement modifié pour une résistance à des insectes [16]. La diminution du nombre de passages d’engins agricoles associés aux techniques culturales simplifiées est en outre de nature à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Par ailleurs, une augmentation de la biodiversité de l’entomofaune (insectes) a été observée en Chine sur des parcelles agricoles de cotonnier génétiquement modifié [17]. La création d’espèces transgéniques résistantes à des fléaux qui menaçaient de disparition les espèces conventionnelles (exemples : les pruniers et papayers d’Hawaï) est aussi un facteur de préservation de la biodiversité agricole.

Conclusion

Les applications des techniques de modification génétique des organismes se révèlent multiples et permettent déjà de mieux préserver la santé humaine, animale, la santé des végétaux agricoles et le biotope. Dans un monde soumis aux contraintes du changement climatique et de l’essor démographique, les défis auxquels l’Homme doit faire face en ce début de XXIe siècle nécessitent de ne pas se priver d’outils biotechnologiques susceptibles d’apporter des solutions nouvelles pour préserver la santé du monde (One Health). // Catherine Regnault-Roger

L’auteur déclare ne pas avoir de conflit d’intérêt en rapport avec cet article. Les opinions exprimées n’engagent nullement les instances auxquelles elle appartient. Références

[1] “Genetically Engineered Crops: Experiences and Prospects”, National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine, USA, 2016. [2] Houdebine L-M, OGM – Le vrai et le faux, éditions Le Pommier, 2003. [3] Houdebine L-M, « Les nouveaux outils des biotechnologies animales », in Regnault-Roger C, Houdebine L-M, Ricroch A (dir),

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DOSSIER • OGM

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[17] De Lacour G, « Le coton GM favorise la biodiversité, selon

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[10] Ledford H, “First test of in-body gene editing shows pro-

Sur journaldelenvironnement.net

Nous signalons volontiers

mise”, Nature news, 5 septembre 2018. Sur nature.com.

AU-DELÀ DES OGM - Science – Innovation – Société Sous la direction de Catherine Regnault-Roger, Louis-Marie Houdebine et Agnès Ricroch Presses des mines, 2018, 213 pages, 25 €

Depuis une vingtaine d’années, les biotechnologies, tout spécialement les organismes génétiquement modifiés (OGM) agricoles, sont au cœur d’une controverse sociétale particulièrement vive dans l’Union européenne. Elle a conduit à ce que la presque totalité de ses États membres refuse la mise en culture des variétés transgéniques alors que le reste du monde les cultive de manière croissante. Au-delà de ce constat, cet ouvrage aborde l’avenir des biotechnologies à travers les nouvelles techniques d’édition du génome qui créent des OGE (organismes génétiquement édités) et dont la plus emblématique est le CRISPR-Cas9. En quoi ces nouvelles techniques, qui provoquent des changements contrôlés

dans le génome des organismes de manière beaucoup plus précise, sont-elles différentes des techniques utilisées pour l’obtention d’OGM ? Quelles sont leurs applications en productions animales et végétales et quelles perspectives ouvrent-elles dans une agriculture mondialisée ? Quels sont les termes du débat sociétal et éthique qu’elles suscitent et les enjeux de la réglementation qui leur sera appliquée ? Comment faire porter ces travaux dans la décision publique à un moment où la rationalité scientifique est de moins en moins audible ? Dix auteurs d’horizons différents issus de la philosophie, de la sociologie, de la biologie et des sciences politiques, s’expriment en toute pluridisciplinarité sur ce sujet d’actualité en élargissant leur propos à la place qui est dévolue aujourd’hui à la science dans la société et dans la parole publique.

Présentation de l’éditeur

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DOSSIER • OGM

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Faut-il opposer agriculture biologique et biotechnologies ? Gil Kressmann est économiste et consultant en communication. Il est aussi membre de l’Académie d’agriculture de France et administrateur de l’Association française des biotechnologies végétales (AFBV).

I

ncontestablement, la compétition entre l’agriculture biologique et l’agriculture conventionnelle est devenue l’objet de nombreux débats. Jusqu’à une période récente, les confrontations entre les acteurs du bio et ceux du conventionnel étaient essentiellement politiques car l’agriculture biologique ne pesait pas lourd économiquement. Le débat était principalement idéologique ou sociétal et intéressait peu de monde.

Aujourd’hui, l’agriculture biologique n’est plus seulement une autre manière de produire, elle représente aussi un marché de grande consommation qui, en France, pèse plus de 8 milliards d’euros par an en 2017 [1]. Le marché du bio est devenu le nouvel eldorado de la grande distribution. Outre l’image positive que permet un affichage bio, les prix des produits bio sont très supérieurs à ceux des produits conventionnels et permettent des marges très intéressantes. Audelà des simples fruits et légumes, le marché des produits bio transformés est en pleine croissance. De son côté, l’agriculture conventionnelle est en crise. Alors qu’on lui demande d’assurer la sécurité alimentaire à des prix raisonnables, elle doit aussi, désormais, répondre aux nouvelles attentes des citoyens soucieux de la préservation de l’environnement, et surtout se conformer à la façon dont ceux-ci conçoivent cette préservation. En bref, les consommateurs demandent à l’agriculture de continuer à produire à des prix raisonnables tout en utilisant moins de « chimie », accusée de tous les maux.

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Le semeur, Vincent van Gogh (1853–1890)

Des plantes « plus vertes » Les pouvoirs publics demandent ainsi aux agriculteurs de réduire l’utilisation de produits phytosanitaires de 25 % d’ici 2020 et de 50 % d’ici 2025 [2]. Certes l’agriculture conventionnelle dispose encore de nombreuses solutions pour améliorer ses performances écologiques : agriculture de précision dont l’objectif est de tenir compte de la variabilité entre les parcelles pour optimiser l’utilisation des intrants, nouvelles technologies numériques, amélioration des pratiques agro-écologiques… Les analyses faites par l’Inra sur les résultats des 1 000 fermes du réseau Dephy montrent que les agriculteurs peuvent réduire de 30 % leur utilisation de produits phytosanitaires par rapport à la référence moyenne, sans que leur revenu en subisse de conséquences négatives [3]. Mais comment aller au-delà, en particulier atteindre une réduction de 50 %, sans s’appuyer, en complément, sur les progrès de la génétique portés par de nouvelles technologies ?

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Grâce aux outils de plus en plus performants du génie génétique, et en particulier ceux qui relèvent des biotechnologies de précision (édition génomique), les producteurs pourront cultiver des plantes « plus vertes », c’est-à-dire conçues pour être génétiquement résistantes aux insectes ou aux maladies, ou qui pourraient bientôt se passer d’engrais azotés. Ils pourront ainsi utiliser encore moins d’intrants (qu’ils soient qualifiés de « naturels » ou qu’ils soient dits « de synthèse ») sans menacer leur productivité. Ainsi l’agriculture conventionnelle dispose de marges de progrès importantes à condition qu’on ne lui interdise pas d’utiliser tous les moyens modernes disponibles et que la recherche sur ces sujets soit encouragée.

En revanche, les marges de progrès de l’agriculture biologique en matière environnementale sont faibles puisque qu’elle refuse en particulier d’utiliser des variétés résistantes issues des progrès de la génétique. En effet, son cahier des charges [4] exclut explicitement l’utilisation des plantes génétiquement modifiées (OGM), issues de la transgenèse ou des nouvelles techniques du génie génétique (édition de gènes par exemple). Urs Niggli, directeur de l’Institut de recherche sur l’agriculture biologique (FIBL-Suisse) s’est pourtant prononcé [5] contre une diabolisation du nouveau génie génétique. Il vante au contraire les bénéfices écologiques de l’édition de gènes pour l’agriculture biologique. Selon lui, cette technique a un « grand potentiel » pour créer des variétés résistantes aux maladies, même pour les agriculteurs bio. Pour cet expert de l’agriculture biologique, se passer de ces nouvelles technologies pourrait signifier, à terme, que les agriculteurs conventionnels disposeront d’une pomme de terre résistante aux parasites et aux maladies (comme le mildiou) qui pourra pousser entièrement sans pesticides, alors que les agriculteurs bio auraient encore à appliquer des sels de cuivre ou d’autres pesticides autorisés par les normes du bio.

La diabolisation des OGM comme arme économique ?

En 2016, 50,7 % des denrées alimentaires mises sur le marché ne contenaient aucun résidu chimique détectable1 [6], résultat peu connu de nos concitoyens. De nombreux groupements

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de producteurs ont créé des labels annonçant des produits vendus sans résidus de pesticides, voire sans pesticide du tout (voir encadré). On comprend alors que les acteurs économiques du bio voient d’un mauvais œil toute avancée de l’agriculture conventionnelle susceptible de la rendre écologiquement plus séduisante aux yeux des consommateurs. Si les progrès de la génétique permettent à l’agriculture conventionnelle de rester productive, voire de le devenir davantage encore, tout en utilisant moins d’intrants (pesticides, fongicides, engrais), quelle sera la marque distinctive du bio ? Le concept du bio ne risque-t-il pas de se banaliser  ? Pourra-t-il rester suffisamment attractif aux yeux des consommateurs pour justifier, auprès d’eux, une différence de prix aussi élevée que celle existante aujourd’hui (de 15 à 100 % selon les produits et les circuits) ?

La diabolisation des plantes génétiquement modifiées (désinformation, menaces sur les chercheurs, destructions de serres, de champs d’essais, procès, etc.) et plus généralement de toutes les biotechnologies par certaines associations ne s’explique-t-elle pas aussi par une motivation économique visant à éviter la mise

Les planteurs de pommes de terre, Jean-François Millet (1814–1875)

1 Et 45,5 % en contiennent, mais en quantité inférieure aux seuils réglementaires, soit au total 96,2 % sans résidus détectables ou avec des résidus détectables mais inférieurs aux seuils.

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Une troisième voie à côté du bio et du conventionnel ? Le cahier des charges de l’agriculture biologique définit une obligation de moyens (sans utilisation d’OGM, sans recours à des pesticides dits de synthèse, etc.) et non pas de résultats. Des labels voient le jour qui, à l’inverse, s’engagent sur les résultats obtenus (certifiés par analyse chimique). Des viticulteurs proposent ainsi des vins garantis sans résidu de pesticide (mais non sans traitement chimique, voir par exemple [1]). De son côté, le collectif « Nouveaux Champs » [2] créé par sept gros maraîchers et arboriculteurs français a annoncé un nouveau label garantissant au consommateur « zéro résidu de pesticides »1 sur leurs fruits et légumes frais. D’autres initiatives voient le jour, comme «  Demain la terre » [3]. Et des industriels de l’agro-alimentaire se montrent très intéressés par ce positionnement. Ainsi, par exemple, Blédina propose un petit pot de compote de poires sans résidu de pesticides [4]. Ce positionnement peut paraître pour 1 Le cahier des charges définit ce « zéro pesticide » comme

suit : « L’absence de résidu est déterminée, pour chaque substance active analysée [liste définie dans le label], par un résultat inférieur à la limite de quantification (LQ), plus petite valeur quantifiable par les laboratoires avec une précision “acceptable” (document Santé 11945/2015, Commission européenne) [Analyse faite par un laboratoire certifié]. À l’heure actuelle, les performances des instruments de mesure conduisent pour la majorité des résidus à une limite de quantification de 0,000 01 g/kg. »

sur le marché de fruits et légumes (pomme de terre par exemple) à la fois « plus verts » et plus économiques à produire ?

Les biotechnologies au service du bio et du conventionnel ?

Avec l’édition génomique, l’agriculture conventionnelle comme l’agriculture biologique ont aujourd’hui les moyens de réduire leurs im-

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les industriels comme plus porteur pour le développement de leur marque que la référence à l’agriculture biologique (pouvant être perçue comme marquée idéologiquement et éventuellement concurrente). Du côté de la grande distribution, les initiatives se multiplient pour encourager des productions agricoles sans résidu de pesticides (Auchan [5], Casino…). De son côté, le ministère de l’Agriculture veut encourager le développement de la certification HVE (haute valeur environnementale)2 pour mieux valoriser l’implication des agriculteurs dans le domaine de la préservation de l’environnement [7]. Il s’agit d’une démarche volontaire avec des indicateurs relatifs à quatre thématiques environnementales : biodiversité, stratégie phytosanitaire, gestion de la fertilisation et gestion de la ressource en eau. 2 En 2013, la certification environnementale, issue du Grenelle de l’environnement, a remplacé le label « Agriculture raisonnée ». Références

[1] « Des vins garantis sans pesticides », 25 mai 2016. Sur reussir.fr [2] nouveaux-champs.fr [3] demainlaterre.org [4] bledina.com/sans-residus-pesticides [5] « Auchan Retail France lance sa gamme de fruits et légumes sans résidu de pesticides », 13 décembre 2017. Sur auchan-retail.com [6] « Fruits et légumes frais sans résidus de pesticides ». Sur supercasino.fr [7] « Certification environnementale, mode d'emploi pour les exploitations ». Sur agriculture.gouv.fr

pacts environnementaux. N’est-il pas temps de promouvoir une « transition de la modification génomique […] au cœur de la transition écologique » [7] ? Malheureusement, l’avis récent de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) sur le statut de la mutagenèse dirigée fait craindre que l’Europe n’en prenne pas le chemin (voir l’article « Les OGM : une catégorie juridique aux contours débattus » dans ce numéro de SPS).

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DOSSIER • OGM

La mutagenèse dans l’agriculture bio « Renan est une variété de blé très utilisée dans l’agriculture biologique. Elle possède plusieurs propriétés intéressantes qui ont été apportées par des méthodes génétiques qui pourraient surprendre les partisans de cette agriculture « sans OGM ». Cette variété descend d’un ancêtre (nommé VPM) lui-même conçu par transfert de gènes issus d’autres espèces. Résultat des travaux de la station d’amélioration des plantes de l’Inra de Rennes, le blé Renan est disponible pour les agriculteurs depuis 1990 ; aujourd’hui il a donné naissance à de nouvelles variétés plus productives […]

On se retrouve ainsi avec des OGM issus de la transgenèse ou de la mutagenèse dirigée (édition de gènes) qui doivent suivre la directive européenne sur les OGM (et la réglementation associée) et, d’autre part, des OGM issus de la mutagenèse classique qui en sont exclus. Cette segmentation juridique, qui n’a pas de fondement scientifique, n’est-elle pas aussi source de difficultés potentielles pour les filières bio qui utilisent des produits issus de la mutagenèse dite classique ?

Finalement, cette compétition entre l’agriculture biologique et l’agriculture conventionnelle, qui aurait pu être stimulante et bénéfique pour tous, est devenue un frein à la transition génétique dont toutes nos agricultures ont besoin pour assurer un mode de production durable. Comme le déclare Pamela Ronald, professeur à l’université de Davis, Californie, « Les pratiques de l’agriculture biologique et la génétique ne sont pas incompatibles, contrairement aux idées reçues, mais au contraire, ces voies visent les mêmes objectifs de durabilité économique, environnementale et sociale pour la production agricole. » [8] //

Les gènes de résistances aux rouilles jaune, noire, et brune, ainsi que le gène de résistance aux nématodes viennent d’un fragment chromosomique entier issu d’une graminée sauvage, Aegilops ventricosa, assez distante du blé (et qui ne lui ressemble pas du tout, elle ressemble plutôt à une graminée de nos pelouses). La résistance au piétin verse située sur un autre chromosome vient aussi d’Aegilops ventricosa. Enfin, la résistance à l’oïdium vient d’un blé proche des blés durs. » André Gallais, « La principale variété de blé “bio” serait-elle génétiquement modifiée ? », dossier « Quelques idées reçues sur le bio », SPS n° 314, octobre 2015. Sur afis.org Références

[1] Agence française pour le développement et la promotion de l’agriculture bio, « Chiffres clés ». Sur agencebio.org [2] « Plan Éco-phyto II ». Sur agriculture.gouv.fr [3] « Réduire les pesticides sans dégrader les performances économiques des exploitations françaises », 10 mars 2017, site du ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation. Sur agriculture.gouv.fr [4] Agence française pour le développement et la promotion de l’agriculture bio, « Les textes réglementaires ». Sur agencebio.org [5] « Les enjeux économiques, environnementaux, sanitaires et éthiques des biotechnologies à la lumière des nouvelles pistes de recherche », OPECST, 14 avril 2017. Sur senat.fr [6] EFSA, “The 2016 European Union report on pesticide residues in food”, EFSA Journal, 25 juillet 2018. [7] Joly JS, « L’Europe doit s’engager dans la transition génétique », tribune publiée dans Le Monde du 11 novembre 2018. Sur lemonde.fr [8] Biotechnologies végétales infos n° 11 (le journal de l’AFBV).

Gil Kressmann

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DOSSIER • À L'ÉTAT DE TRACES

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Faut-il s’inquiéter de la présence de substances « à l’état de traces » ? L

es moyens techniques modernes permettent de détecter dans l’air, dans l’eau, dans les cheveux ou ailleurs des « traces » de toutes sortes de produits, parfois à des doses infinitésimales. Près de 450 substances potentiellement préoccupantes sont recherchées dans l’alimentation et régulièrement suivies par l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) dans le cadre d’« études sur l’alimentation totales » (EAT, études reposant sur une méthode standardisée et recommandée par l’OMS) [1]. La liste des substances retrouvées pourrait sembler effrayante : nickel, cobalt, mercure, cadmium, aluminium, arsenic, plomb, strontium, cuivre, dioxine, mycotoxines, phytoœstrogènes issus du soja (perturbateurs endocriniens), résidus de pesticides… Par ailleurs, de la cocaïne et d’autres drogues illicites sont détectées dans l’air des grandes villes [2]. Fautil s’en inquiéter a priori ? Tout dépend bien entendu de la dose, de l’exposition, du mode de contact et de bien d’autres facteurs. L’Anses le note : pour les innombrables substances retrouvées, « seules quelques-unes ont été identifiées comme potentiellement à risque au regard de l’exposition du consommateur ». Cette distinction fondamentale entre danger (la capacité d’une substance à produire un effet délétère dans certaines conditions et à certaines doses) et risque (l’apparition du dommage lié à l’exposition au danger) est très souvent oubliée. Si la science s’intéresse à l’évaluation objective du risque (en faisant la distinction entre risque et danger), le grand public est, lui, très sensible à sa perception subjective. Dans cette dernière,

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comme le note un projet initié par le JIM [3], « le traitement médiatique a une influence certaine », particulièrement « quand les risques en question sont abstraits ou peuvent potentiellement provoquer des dommages à long terme ». C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la controverse autour de l’alimentation « bio » et les cancers. En cause, les résidus de pesticides retrouvés dans les fruits et légumes qui pourraient être responsables de certains cancers dans la population générale et qu’un régime « bio » pourrait contribuer à éviter. Une récente étude [4] a donné lieu à un emballement médiatique, avec des gros titres affirmant que « le bio protège du cancer ». La réalité est différente. L’étude elle-même est bien moins affirmative  : elle identifie de façon fragile une corrélation et note qu’elle est incapable de montrer une causalité. Et a-t-elle vraiment réussi à écarter les nombreux biais pourtant identifiés  ? Ainsi, ceux qui affichent une préférence pour l’alimentation « bio » sont aussi ceux qui, en général, ont de meilleurs habitudes alimentaires et pratiquent plus souvent une activité sportive (voir l’article « Le bio va-t-il nous sauver du cancer ? »). Plus important encore, l’état de la connaissance scientifique ne repose jamais sur la dernière étude publiée mais doit prendre en compte les résultats déjà produits, particulièrement quand ceux-ci ont une puissance statistique bien supérieure (voir l’article « L’alimentation bio et le risque de cancers : état des connaissances »). Alors, à moins d’abandonner la démarche rationnelle, la conclusion reste que l’analyse scientifique du risque doit reposer sur une rigueur toujours accrue, et pas l’inverse (voir l’article « La science, trop rigoureuse pour Le Monde ? »).

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DOSSIER • À L'ÉTAT DE TRACES

bénéficient d’un apriori positif (et ne sont que rarement recherchés, même quand ils sont connus pour présenter un risque).

Les pesticides sont des produits actifs, leur usage est réglementé et, à ce jour, deux maladies professionnelles leurs sont associées : le lymphome non-hodgkinien et la maladie de Parkinson. Mais gardons en tête qu’un usage professionnel n’a rien à voir avec des résidus de pesticides dans les fruits et légumes.

Méfaits de l’amour, Manuel Ocaranza (1841-1882)

Aujourd’hui, 97 % des fruits et légumes consommés, soit ne contiennent pas de résidus de pesticides détectables, soit en contiennent à des doses inférieures aux seuils réglementaires (seuils eux-mêmes largement inférieurs aux seuils toxicologiques [5]). L’Anses, dans son étude EAT évoquée plus haut, a recherché la présence de 283 pesticides différents et n’en a retrouvé que 73 dans moins de 1 % des 140 000 analyses effectuées. Le seul dépassement de valeur toxicologique de référence (VTR) signalé concerne les gros consommateurs de cerises pour lesquels « le risque […] doit néanmoins être relativisé au regard de la consommation effective de ce fruit tout au long de l’année ». Mais le grand public a une vision très déformée des causes de cancer. Il attribue aux ondes électromagnétiques, aux OGM ou aux additifs alimentaires une grande responsabilité, contrairement à l’état scientifique des connaissances, mais sous-estime très largement… une sous-consommation de fruits et légumes (voir l’article « Opinion et causes de cancers »). Le sentiment qui prévaut est que les risques courus sont plus importants maintenant qu’il y a vingt ans en ce qui concerne la présence de substances chimiques à l’état de traces dans les produits alimentaires [6]. Ajoutons que la peur concerne davantage les produits dits de synthèse et que les substances présentées comme naturelles (par exemple les pesticides utilisés en agriculture biologique)

Alors, faut-il s’inquiéter des « produits dangereux à l’état de traces » ? Une réponse sérieuse, comme souvent, ne peut pas être binaire. Il faut raisonner au cas par cas, examiner le risque et non le danger, et donc considérer la dose et l’exposition. Et surtout, il faut bien avoir en tête la hiérarchie des risques, les principales causes établies de maladies, avant d’invoquer des risques hypothétiques, non confirmés ou peu plausibles. En ce qui concerne les fruits et légumes, il ne faut pas hésiter : il faut en manger. C’est établi : ils diminuent les risques du cancer. Et qu’ils soient « bio » ou non, ils présentent la même garantie sanitaire. //

Références

[1] Anses, « Les études de l’alimentation totale (EAT) », sur anses.fr [2] Vianaa M et al., “Cocaine and other illicit drugs in airborne particulates in urban environments: A reflection of social conduct and population size”, Environmental Pollution, 2011, 159:1241-7. [3] « Substances préoccupantes à l’état de traces : une communication scientifique sensible », Journal international de médecine, 29 septembre 2018. Sur jim.fr [4] Baudry J et al., “Association of Frequency of Organic Food Consumption With Cancer Risk. Findings From the NutriNetSanté Prospective Cohort Study”, JAMA Intern Med, 2018, 178:1597-1606. [5] Regnault-Roger C, « Les limites maximales de résidus, un indicateur de sécurité alimentaire », dossier « Agriculture et pesticides », SPS n° 315, janvier 2016. Sur afis.org [6] Haroche A, « Substances chimiques à l’état de traces dans les produits du quotidien : une inquiétude majeure au sein du grand public », Journal international de médecine, 3 mai 2018. Sur jim.fr

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DOSSIER • À L'ÉTAT DE TRACES

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L’alimentation bio et le risque de cancers : état des connaissances

L

Catherine Hill est épidémiologiste et biostatisticienne, spécialiste de l’étude de la fréquence et des causes du cancer, et de l’évaluation des dépistages et des traitements. Ancienne chercheuse à l’Institut de cancérologie Gustave Roussy, elle a également fait partie du conseil scientifique de l’Agence du médicament.

es médias ont fait beaucoup de publicité à une étude française mettant en avant une association entre consommation de produits bio et diminution du risque de certains cancers [1]. Cette étude a porté sur 69 000 volontaires âgés de 44 ans en moyenne (78 % de femmes) chez qui ont été observés 1 340 cancers, et qui ont été interrogées de façon très détaillée sur leur alimentation. Mais une autre étude [2], publiée en 2014 et réalisée au Royaume-Uni sur 600 000 femmes âgées de 59 ans en moyenne chez qui on a diagnostiqué près de 54 000 cancers après un suivi moyen de neuf ans, n’avait trouvé aucune différence entre les risques de cancer chez les femmes qui avaient déclaré ne jamais consommer des produits bio, en consommer parfois, ou en consommer généralement ou toujours. Examinons de façon croisée ce que nous disent ces deux études. En effet, avant d’accepter le résultat d’une étude, il est indispensable de prendre un peu de recul et de se demander de quelles autres études on dispose sur le même sujet et quels en sont les résultats.

L’évaluation de la consommation bio

Dans la première étude, la consommation de produits bio est résumée en additionnant les réponses à 16 questions : consommez-vous (1) des fruits bio, (2) des légumes bio, (3) des produits bio à base de soja, (4) des produits laitiers

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Vertumnus, Giuseppe Arcimboldo (1527-1593)

bio, (5) de la viande et du poisson bio, (6) des œufs bio, (7) des légumineuses bio (lentilles, haricots secs…), (8) du pain et des céréales bio, (9) de la farine bio, (10) de l’huile et des condiments bio, (11) des aliments tout préparés bio, (12) du café ou thé bio, (13) du vin bio (14), des biscuits, chocolat, confitures bio, (15) d’autres aliments bio, (16) des compléments alimentaires bio. Les réponses possibles étaient « la plupart du temps » noté 2, « occasionnellement » noté 1 et « jamais » noté 0. On obtient ainsi un score de consommation de produits bio entre 0 et 32. Toutes ces personnes ont été suivies en moyenne cinq ans, et tous les diagnostics de cancer ont été enregistrés.

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Risque global de cancer L’étude française observe une diminution de 25 % du risque de cancer dans le quart de la population qui consomme le plus d’aliments bio, par rapport au quart qui en consomme le moins, sur la base d’un total de 1 340 cancers observés.

L’étude du Royaume-Uni comporte presque dix fois plus de personnes suivies pendant presque deux fois plus longtemps et n’a trouvé aucune différence entre les risques de cancer chez les femmes qui avaient déclaré ne jamais consommer des produits bio, en consommer parfois, ou en consommer généralement ou toujours. En prenant en compte l’ensemble des données disponibles, on ne peut donc absolument pas dire aujourd’hui qu’une alimentation bio réduit le risque global de cancer.

Risque de cancer du sein

L’étude française rapporte aussi un risque de cancer du sein réduit de 23 % dans le quart de la population qui consomme le plus d’aliments bio, par rapport au quart qui en consomme le moins. L’étude anglaise trouve au contraire un risque de cancer du sein augmenté de 9 % chez les femmes utilisant généralement ou toujours des produits bio, par rapport aux femmes ayant déclaré n’en consommer jamais. L’étude française repose sur l’observation de 459 cancers

DOSSIER • À L'ÉTAT DE TRACES du sein et l’étude anglaise sur plus de 18 000 cancers du sein.

On ne peut donc pas conclure qu’une alimentation bio réduit le risque de cancer du sein.

Risque de lymphome non hodgkinien

Enfin, sur la base de 47 lymphomes non hodgkiniens, l’étude française semble indiquer un risque plus faible dans le quart de la population qui consomme le plus d’aliments bio, réduction qui est à la limite de la signification statistique. L’étude anglaise observe aussi une réduction du risque de lymphome non hodgkinien de 21 % chez les femmes utilisant généralement ou toujours des produits bio, par rapport aux femmes n’en utilisant jamais, sur la base de 2 128 lymphomes. Ces données méritent d’être prises en considération et discutées. Le lien entre exposition professionnelle des agriculteurs à certains pesticides et risque de lymphome non hodgkinien est considéré par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) comme certain pour le lindane, et comme probable pour le dimpylate (diazinon), le malathion (prioderm) et le glyphosate (mais cette dernière classification est discutée) [3,4]. L’étude sur les causes du cancer en France [5] attribue 28 des 14 500 lymphomes non hodgkiniens diagnostiqués en 2015

Two-tiered still life with fruit and sunset landscape, Severin Roesen (1815-1872)

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DOSSIER • À L'ÉTAT DE TRACES à l’exposition des agriculteurs au lindane (interdit depuis 1998 mais rémanent dans les sols).

Ces études comparent les risques de cancer chez des personnes qui déclarent manger bio et chez des personnes qui déclarent ne pas manger bio. Elles ne disent absolument rien sur la quantité de pesticides ingérés par ces deux groupes de personnes, car l’exposition aux pesticides n’est nullement évaluée. Une étude [6] fait le lien entre alimentation bio et exposition aux pesticides. Portant sur plus de 4 000 personnes, elle a estimé l’exposition potentielle à 14 pesticides organophosphorés en croisant les réponses à un questionnaire sur les habitudes alimentaires avec des mesures de résidus de pesticides réalisées par le gouvernement des États-Unis sur les produits du commerce. Elle a ensuite cherché à comparer la quantité de métabolites urinaires de pesticides selon la fréquence d’usage de produits bio (« souvent ou toujours », « rarement ou jamais »). Mais comme les consommateurs de produits bio consomment plus de fruits et légumes, leur

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exposition potentielle aux pesticides est plus importante ; pour éliminer cet effet, les auteurs ont constitué des triplets d’individus, un dans chaque catégorie de consommation de produits bio, en les appariant sur l’exposition potentielle aux pesticides. On observe alors des niveaux de métabolites urinaires de pesticides 35 % plus bas chez les personnes consommant « souvent ou toujours » des produits bio que chez ceux qui en consomment « rarement ou jamais ».

Certains avancent une augmentation de la fréquence des lymphomes comme preuve du lien entre exposition aux pesticides et risque de lymphome. Mais l’existence même de cette augmentation est discutable, au moins dans les années récentes. Ainsi, aux États-Unis on observe une stabilité voire une diminution de l’incidence des lymphomes non hodgkiniens au cours des vingt dernières années, et en France l’incidence augmente un peu. Cependant, aux États-Unis comme en France, on observe une diminution importante de la mortalité au cours des vingt dernières années (voir figure).

Lymphome non hodgkinien : évolution de l’incidence et de la mortalité entre 1975 et 2015 (taux pour 100 000 à âge égal). Standard Monde pour la France et Standard États-Unis 2000 pour les États-Unis. Sources CIRC (OMS) et SEER (NIH, USA).

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DOSSIER • À L'ÉTAT DE TRACES

En termes de santé publique Si le lien entre alimentation bio et cancer reste incertain, on dispose de preuves parfaitement convaincantes que l’on pourrait beaucoup réduire le risque de cancer en France en diminuant l’exposition de la population au tabac, à l’alcool, à l’inactivité physique, à l’obésité et au surpoids, et en améliorant son alimentation avec plus de fruits et légumes, plus de fibres, moins de viandes transformées et de viande rouge… Les médias qui vivent de la publicité pour les boissons alcoolisées ou sucrées n’ont aucun intérêt à rappeler ces mesures de bon sens. // Catherine Hill

Références

[1] Baudry J et al., “Association of Frequency of Organic Food Consumption With Cancer Risk. Findings From the NutriNetSanté Prospective Cohort Study”, JAMA Intern Med., 22 octobre

Still life, Ivan Khrutsky (1810-1885)

2018, doi:10.1001/jamainternmed.2018.4357. [2] Bradbury KE et al., “Organic food consumption and the incidence of cancer in a large prospective study of women in the

Active Ingredients: A Systematic Review and Meta-Analysis”, Int.

United Kingdom”, Br J Cancer, 2014, 110(9):2321-6.

J. Environ. Res. Public Health, 2014, 11:4449-4527.

[3] International Agency for Research on Cancer, Evaluation of

[5] Marant Micallef C et al., “Cancers in France in 2015 attribut-

Five Organophosphate Insecticides and Herbicides, IARC Mono-

able to occupational exposures”, Int J Hyg Environ Health, 2019,

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222:22-29.

March 20, 2015.

[6] Curl CL et al., “Estimating pesticide exposure from dietary

[4] Schinasi L, Leon ME, “Non-Hodgkin Lymphoma and Occu-

intake and organic food choices: the Multi-Ethnic Study of Athe-

pational Exposure to Agricultural Pesticide Chemical Groups and

rosclerosis (MESA)”, Environ Health Perspect, 2015, 123:475-83.

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DOSSIER • À L'ÉTAT DE TRACES

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Le bio va-t-il nous sauver du cancer ? Jérôme Quirant

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a parution d’un article scientifique portant sur un lien possible entre alimentation bio et réduction des risques de cancers [1] a été accompagnée d’une sévère tempête médiatique. Pendant plusieurs jours, la cause était entendue : « L’alimentation bio réduit significativement les risques de cancer  » (Le Monde, 22 octobre 2018), « Une alimentation bio fait baisser de 25 % le risque de cancer, d’après une étude » (20 minutes, 23 octobre), « Manger bio réduit vraiment de 25 % le risque d’avoir un cancer » (La Provence, 24 octobre), « Les mangeurs réguliers de bio risquent moins que les autres de développer un cancer » (Reporterre, 22 octobre). Avec un corollaire largement appuyé par les promoteurs du bio : les pesticides (sous-entendu de synthèse) seraient la cause de l’augmentation des cancers chez les non-consommateurs de bio. C’est oublier un peu vite que les aliments issus de l’agriculture biologique, eux aussi, peuvent présenter des traces de pesticides, fussent-ils « bio » [2].

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Pourtant, en même temps que cet article, la revue publiait de façon assez inhabituelle un commentaire [3] avertissant que si «  [l’article] présente plusieurs point forts [...] il comporte également des faiblesses importantes, qui nécessitent une interprétation prudente des résultats », notamment en raison d’un questionnaire déclaratif, non vérifiable pour la consommation de produits bio, et de l’absence de mesure de l’exposition aux pesticides. La presse, elle, en fera rarement état. Comme elle fera généralement peu cas des nuances apportées par l’une des auteurs de l’article qui précisera, une semaine plus tard, qu’« il faut adopter un discours très prudent sur les implications de l’étude  » et que ce qui a été observé est « une association entre alimentation bio et diminution du risque de cancers, et non la démonstration d’un lien de cause à effet. » [4] Soulignons néanmoins quelques exceptions médiatiques : l’article du Figaro du 23 octobre

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(« Une “association” entre aliments bio et baisse du risque pour deux cancers »), l’analyse « Check-news » de Libération du 26 octobre (« Est-il vrai qu’une alimentation bio réduit le risque de cancer de 25 % ? ») ou encore la chronique de la journaliste Géraldine Woessner sur Europe 1 le 22 octobre (« Moins de cancers chez les consommateurs d’aliments bio ? »).

L’étude

L’étude présentée dans l’article est issue du traitement des données de l’enquête « NutriNet-Santé » et de son volet « Bionutrinet ». Les statistiques ont porté sur 68 946 personnes sur une durée moyenne de cinq ans. Les auteurs ont regroupé les participants en quatre groupes Q1 à Q4, définis selon la fréquence croissante de consommation de produits bio.

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Il est alors apparu, en prenant les chiffres de façon brute, 27 % de cancers en moins pour le groupe Q4 par rapport au groupe Q1, et 25 % après diverses corrections supposées éliminer les « facteurs de confusion ». En analysant les résultats pour chaque type de cancer, les auteurs ont constaté une baisse significative des incidences uniquement pour les cancers du sein (les femmes constituaient 78 % de la cohorte) et les lymphomes.

DOSSIER • À L'ÉTAT DE TRACES Ces résultats étant en contradiction avec une étude de bien plus grande ampleur menée en Grande-Bretagne [5] (cohorte dix fois plus importante sur une durée double, voir l’article « L’alimentation bio et le risque de cancers » [6]), nombre de scientifiques se sont penchés sur l’étude afin d’en analyser les conclusions. De nombreuses réserves ont alors été formulées [7,8].

Les facteurs de confusion ont-ils vraiment été éliminés ?

Rappelons tout d’abord qu’il s’agit là d’une étude observationnelle : on recueille des données sans aucune intervention. Une telle étude peut certes montrer une corrélation mais difficilement une causalité, comme l’explique encore Emmanuelle Kesse-Guyot, l’une des signataires de l’étude [4] : « Nous n’apportons pas de preuves, contrairement à ce qui a été rapporté par certains médias ». Pour prouver un lien de cause à effet, il faudrait conduire des essais contrôlés randomisés (comme pour les médicaments, deux groupes semblables sont testés : un prend les produits dont on cherche à évaluer l’impact, l’autre non), plus adaptés mais bien plus difficiles à mettre en œuvre dans le cas qui nous intéresse. Ensuite, le recueil des informations a été conduit à partir d’un questionnaire basé sur le volontariat, avec une évaluation de la consommation bio peu fiable et sur une durée relativement courte pour ce genre d’études (moins de cinq ans en moyenne par participant). L’exposition aux pesticides n’a pas été mesurée, elle est seulement présumée moins forte pour les consommateurs de produits bio, sans qu’on puisse évaluer l’importance de cette réduction.

En créant les groupes Q1 à Q4 d’après la fréquence de consommation de produits bio, les auteurs ont aussi créé des profils totalement différents en termes de physiologie et de comportement. En effet, on s’aperçoit au travers des données recueillies auprès des participants que Q1 regroupe tous les comportements « à risque » (cigarette, alcool, alimentation carnée, obésité…) alors que Q4 regroupe les comportements vertueux de personnes soucieuses de leur santé, consommant une alimentation plus équilibrée, pratiquant une activité physique, etc. Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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Une partie de la presse s’est affranchie de toutes les réserves pourtant contenues dans l’étude : corrélation et non pas causalité, résultats qui nécessitent d’être repris, études antérieures contradictoires.

Cela n’est pas vraiment étonnant compte tenu de la propension bien connue des personnes mangeant bio à choisir un mode de vie et des habitudes alimentaires plus saines. Le souci, c’est que cela crée des facteurs de confusion importants en termes de risques vis-à-vis du cancer : comment dissocier correctement les fluctuations d’incidence entre ce qui relève de la consommation de produits bio et ce qui résulte de comportements « à risque », surreprésentés dans Q1 ? Plusieurs épidémiologistes ont émis des doutes sur la possibilité d’éliminer tous ces biais [9], ce dont les auteurs conviennent eux-mêmes dans l’article : « [une] confusion résiduelle résultant de la non-mesure de facteurs ou l’imprécision dans l’évaluation de certaines covariables ne peut pas être exclue ». Pour illustrer cette difficulté et le questionnement que suscite le traitement des variables effectué, on peut évoquer les résultats obtenus sur l’évaluation du risque de cancer en fonction de la qualité de l’alimentation. Afin d’évaluer les habitudes alimentaires des participants, les auteurs ont établi un score qui donne

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de bonnes notes aux participants vertueux, ceux qui mangent plus de fruits, de légumes, moins salé, moins sucré, moins gras, etc. En estimant l’effet intrinsèque de ce score sur le risque de cancer, les résultats tendent à montrer que manger mal protégerait du cancer, ce qui est bien sûr en totale contradiction avec les résultats antérieurs des études de nutrition [10]. Pour rendre compte de cette incohérence, les auteurs proposent une explication alambiquée, mettant en cause les pesticides : « une hypothèse pourrait être qu’une plus grande consommation de produits contaminés par des pesticides pourrait en partie contrebalancer le rôle bénéfique des aliments de haute qualité chez les personnes dont la qualité de l’alimentation est élevée ». On peut plutôt se demander, avec des différences de profil aussi marquées entre Q1 et Q4, si le traitement des données réalisé est réellement fiable, si l’effet observé n’est pas directement induit par la combinaison néfaste de ces comportements « à risque », surreprésentés en Q1, plutôt qu’à une action bénéfique propre à l’alimentation bio, jamais démontrée précédemment.

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Pour quel gain réel ? Notons que sur le seul cancer qui semblerait connaître une réduction, à la fois avec l’étude française et celle menée en Grande-Bretagne (20 % de réduction sur les lymphomes non hodgkiniens en faveur du bio), les données fournies par le CIRC devraient permettre de relativiser la portée des résultats : ce type de cancer représente 4 % des cancers en France, et sa fréquence est quasiment stable sur 15 ans (voir à ce propos [6]).

De plus, il est intéressant de comparer la réduction relative du taux de cancers entre Q1 et Q4 (­– 25 %), aux taux d’incidence bruts dans les groupes de la cohorte, ce qui donne pour Q1 et Q4 respectivement 2,1 % et 1,5 % sur la durée d’observation. Cela permet de mesurer la disproportion entre la couverture médiatique générée et ce gain supposé, mais non prouvé.

Le communiqué de l’Inra accompagnant l’article, en présentant ces résultats comme une justification des préconisations du Haut conseil de santé publique appelant au principe de précaution sur les résidus de pesticides [11], n’a sûrement pas aidé à une bonne restitution par la presse.

Une généralisation hasardeuse

Comme nous l’avons vu, l’échantillon observé est très spécifique. Ce n’est pas un problème en soi pour mener une étude observationnelle (rappelons que la première étude de grande ampleur qui a montré un lien entre tabac et cancers [12] a été conduite auprès de médecins anglais, tous des hommes par ailleurs, où les nonfumeurs ont été comparés aux fumeurs). Mais la généralisation à une population plus large n’a rien d’automatique. Dans le cas de l’étude sur le lien entre alimentation bio et cancer, la fragilité des résultats, les facteurs de confusion possibles et un échantillon peu représentatif auraient dû conduire à une grande prudence avant toute généralisation. Pourtant, comme nous l’avons vu, une bonne partie de la presse s’est affranchie

DOSSIER • À L'ÉTAT DE TRACES de ces réserves. Le journal Le Monde, largement critiqué pour ses propos sans nuance, a même tenté de se justifier au travers d’un plaidoyer surprenant, titré : « En matière de santé publique, le rigorisme scientifique est une posture dangereuse » (voir dans ce numéro l’article « La science, trop rigoureuse pour Le Monde ? »). // Jérôme Quirant

Références

[1] Baudry J et al., “Association of Frequency of Organic Food Consumption With Cancer Risk. Findings From the NutriNetSanté Prospective Cohort Study”, JAMA Intern Med, 2018, doi:10.1001/jamainternmed.2018.4357. [2] pseudo-sciences.org/spip.php?article2596 [3] Hemler EC, “Organic Foods for Cancer Prevention—Worth the Investment?”, JAMA Intern Med, 2018, doi:10.1001/jamainternmed.2018.4363. [4] « Alimentation bio et diminution du risque de cancers : “des résultats importants, mais à considérer avec prudence” ». Entretien avec Emmanuelle Kesse-Guyot, Graines de Manes, 30 octobre 2018. Sur grainesdemane.fr [5] Bradbury KE et al., “Organic food consumption and the incidence of cancer in a large prospective study of women in the United Kingdom”, Br J Cancer, 2014, 110:2321-6. [6] Hill C, « L’alimentation bio et le risque de cancers : état des connaissances », SPS n° 327, janvier 2019. [7] Guéguen L, Pascal G, « Non, il n’est pas établi que les aliments bio protègent du cancer », points de vue d’Académiciens, Académie d’agriculture de France, 31 octobre 2018. Sur academie-agriculture.fr [8] “Expert reaction to organic food and cancer relationship”, Science media center, 22 octobre 2018. Sur sciencemediacentre.org [9] ”Expert reaction: Organic foods linked to lower cancer risk”, Scimex, 23 octobre 2018. Sur scimex.org [10] Page « Alimentation » de la section « Réduire les risques de cancer » sur le site de l’Institut national du cancer, e-cancer.fr [11] « Moins de cancers chez les consommateurs d’aliments bio ? », communiqué de presse de l’Inra, 22 octobre 2018. Sur presse.inra.fr [12] Doll R, Hill AB, “Smoking and carcinoma of the lung”, Br Med J, 1950, 2:739.

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Opinion et causes de cancers Georges Salines est médecin, spécialiste de santé publique et chef du Service parisien de santé environnementale.

Cet article est une adaptation par l’auteur d’un texte publié dans Environnement Risque Santé (ERS), la revue de la Société française de santé et environnement [2]. Réutilisation faite avec l’aimable autorisation de la rédaction de ERS.

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a sensibilisation aux causes évitables de cancers fait l’objet de nombreuses actions. Mais que sait-on réellement des croyances et représentations des populations visées ? Une récente enquête réalisée auprès d’un échantillon représentatif de la population anglaise apporte quelques informations intéressantes [1]. Au total, 23 facteurs étaient proposés aux personnes interrogées qui devaient indiquer, pour chacun, leur degré d’accord sur le lien causal avec le cancer. Onze de ces facteurs sont scientifiquement avérés et douze, qualifiés de « mythiques », sont l’objet de croyances, puisqu’il n’existe pas de preuve scientifique associée. Le tabagisme était correctement identifié comme cause de cancer pour 88 % des personnes et le tabagisme passif pour 80 %. Un proche parent atteint de cancer, une situation de surpoids ou avoir reçu plus d’un coup de soleil dans l’enfance l’était par plus de 60 % des personnes interrogées. Mais moins de la moitié des personnes identifiaient correctement le risque, par ordre décroissant, de l’âge (supérieur à 70 ans), d’une consommation d’alcool, d’une consommation de viande rouge ou de viande transformée, ou d’une trop faible activité sportive. Les moins bons scores ont été obtenus pour le risque lié à l’infection par le papillomavirus (30 %) ou celui d’un régime pauvre en fruits et légumes (30 %). En ce qui concerne les fausses causes de cancers, celles les plus souvent retenues sont le

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stress (43 %), la consommation d’aliments avec des additifs (42 %), l’exposition aux ondes électromagnétiques (35 %) et la consommation d’aliments contenant des OGM (34 %). Les autres causes perçues comme pouvant causer un cancer sont (pour moins d’un tiers des personnes, par ordre décroissant) : consommer des aliments contenant des édulcorants artificiels, vivre près d’une ligne à haute tension, utiliser un téléphone mobile, utiliser des produits aérosols, avoir subi un traumatisme physique ou utiliser des produits de nettoyage. Les moins associées étant l’utilisation d’un four à microonde (19 %) et consommer des boissons avec un emballage plastique (15 %). On ne sait si l’on doit avoir une lecture optimiste ou pessimiste de ces résultats. Verre à moitié vide : des causes évitables de cancers, telles que le surpoids, l’infection par le papillomavirus ou la faible consommation de fruits et légumes restent largement ignorées par les sondés ; le stress, les additifs alimentaires, les champs électromagnétiques ou les OGM sont en revanche identifiés à tort comme des cancérigènes (et ces fausses croyances semblent en progression !). Verre à moitié plein : les causes qui ont fait l’objet des efforts d’éducation sanitaire les plus importants, comme le tabagisme actif ou passif, sont aussi celles qui sont le plus souvent correctement identifiées  ; un niveau d’éducation plus élevé est associé à un meilleur

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score dans la reconnaissance des causes réelles comme dans celles du caractère fallacieux des causes « mythiques » proposées (ce qui permet d’espérer qu’il soit possible d’améliorer les performances globales, même si à court terme cela pose un sérieux problème d’inégalité face à la prévention) ; et enfin, les fausses croyances, même si l’on peut craindre qu’elle engendrent inutilement de l’anxiété, ne semblent pas détourner leurs adeptes d’adopter des comportements sains. Ce dernier point est par ailleurs le corollaire du résultat le plus inattendu, et peut-être le plus intéressant, de cette étude : la population semble moins se diviser en « sachants » et « non-sachants » qu’en « inquiets-actifs », qui croient aux causes (réelles ou mythiques) du cancer et qui adoptent des comportements de prévention, et « négationnistes-fatalistes » qui ont une attitude de déni vis-à-vis de l’ensemble

des causes réelles ou mythiques du cancer et qui renoncent à modifier leurs comportements. Cette hypothèse typologique mérite d’être creusée par de futurs travaux. Elle serait cohérente avec ce que l’on sait depuis longtemps sur la distance qui sépare la connaissance et l’adoption de comportements vertueux en termes de prévention sanitaire. // Georges Salines

Références

[1] Shahab L et al., “Prevalence of beliefs about actual and mythical causes of cancer and their association with socio-demographic and health-related characteristics: Findings from a cross-sectional survey in England”, European Journal of Cancer, 2018, 103:308-16. [2] Nicolle-Mir L, « Enquête sur la connaissance des facteurs de risque réels et mythiques de cancer », Environnement Risque Santé, 2018, 17:448-50.

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La science, trop rigoureuse pour Le Monde ?

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e journal Le Monde a récemment publié une chronique intitulée « En matière de santé publique, le rigorisme scientifique est une posture dangereuse » [1]. Signée de Stéphane Foucart, journaliste en charge des sujets liés à l’environnement, elle fait suite à un article précédent [2] qui a été largement accusé d’exagérer les conclusions d’une étude scientifique sur le lien entre alimentation et cancer.

La chronique est notable car elle fournit une explication intéressante du traitement des sujets scientifiques par certains médias. Au-delà du cas particulier qui a donné lieu à sa rédaction, la thèse générale en est que la froideur analytique doit laisser la place, sur certains sujets, à un jugement rapide, sans recul. Or, à rendre compte sans recul et sans prudence, on risque surtout de réitérer ses propres biais personnels : un danger dont l’auteur ne fait aucune mention.

Tout journaliste, même scientifique, peut avoir des partis pris : le détachement intégral n’est pas de ce monde. Mais le dispositif éditorial d’un

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Antoine Pitrou

journal est censé opposer un filtre à ces dérives afin de guider la couverture des sujets dans le meilleur sens. Qu’un journal prestigieux, dont la réputation le place au-dessus de la moyenne et lui donne une certaine autorité, endosse au contraire une attitude fondée sur les partis pris au détriment de la sûreté des faits est donc étonnant. La presse d’information n’est-elle pas censée fournir un éclairage juste et rigoureux, laissant au corps politique la liberté de s’engager dans un sens ou dans un autre ? Certes, le traitement à chaud de grands sujets sensibles, comme la santé publique, permet les titres vendeurs et favorise à court terme les intérêts commerciaux d’un journal. Ainsi le journalisme partial ou partisan, bardé de bonnes intentions, est souvent l’allié objectif du sensationnalisme. On a pu le constater récemment dans une autre affaire, celle des « bébés sans bras ». Cependant, si l’on écarte l’explication peu probable du cynisme décomplexé, la publication de cette chronique admet une autre explication :

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« Confortable prétexte » ? L’article du Monde se termine par ce paragraphe : «  À regarder rétrospectivement les grands scandales sanitaires ou environnementaux, on observe que, presque toujours, signaux d’alerte et éléments de preuve étaient disponibles de longue date, mais qu’ils sont demeurés ignorés sous le confortable prétexte de l’exigence de rigueur, toujours libellée sous ce slogan : “Il faut faire plus de recherches”. La probabilité est forte que ce soit ici, à nouveau, le cas. » Mais le journaliste du Monde ne donne aucun exemple pour illustrer son propos. Pense-t-il aux affaires de l’amiante, du sang contaminé, du médiator ou de la dépakine, pour ne prendre que les exemples qui pourraient venir à l’esprit ? Le lecteur du Monde ne le saura pas. Examinons-les néanmoins. Auraient-elles été évitées si des «  signaux faibles » avaient été mieux pris en compte et si l’on avait fait preuve d’une attitude « moins rigoriste » ? L’histoire tend plutôt à prouver l’inverse.

Pour l’amiante, il s’agit, en France, d’abord d’un problème de décision politique. La connaissance était là, les signaux n’étaient pas «  faibles ». Ainsi, comme le rappelle l’INRS [1], « les premiers soupçons sur la dangerosité de l’amiante ont été émis au tout début du XXe siècle [et c’est] en 1931 qu’apparaît, au Royaume-Uni, la première réglementation pour la protection des travailleurs contre l’exposition à l’amiante. » En France, en 1945, l’asbestose, une maladie due à l’accumulation des fibres d’amiante dans les alvéoles des poumons, est inscrite au tableau des maladies professionnelles. L’interdiction sera décidée en 1997 à la suite d’une expertise collective de l’Inserm réalisée l’année précédente. Pour le sang contaminé par le virus du sida, la controverse tourne autour des raisons des retards (en 1984 et 1985) dans la prise de décision relative à la généralisation de l’usage de produits chauf-

fés puis de tests de dépistage sur fond de rivalités économiques, mais aussi de la qualité des tests de dépistage disponibles [2]. Ce ne sont nullement des «  signaux faibles ignorés par rigorisme scientifique » qui sont en cause, mais bien une controverse sur la façon dont les risques ont été gérés.

Dans l’affaire du médiator, comme dans celle de la dépakine (valproate de sodium), le processus de pharmacovigilance a été défaillant [3]. La pharmacovigilance s’intéresse aux effets indésirables des médicaments déjà commercialisés et doit permettre de détecter des effets rares ou des effets sur des populations exclues lors des tests avant mise sur le marché (femmes enceintes par exemple). Elle s’intéresse donc bien, au point de départ, à des « signaux faibles ». Mais sa mission consiste précisément à objectiver rigoureusement ces signaux. Et dans les cas du médiator et de la dépakine, le problème n’a pas été trop de «  rigorisme », mais pas assez de rigueur. Ainsi, pour la dépakine, le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) constate «  un manque de réactivité des autorités sanitaires et du principal titulaire de l’autorisation de mise sur le marché » qui n’a pas assez pris en compte les «  données de la pharmacovigilance et des publications scientifiques » [4]. Ajoutons que, pour le médiator, la conviction a été définitivement emportée suite à une étude rigoureuse d’observation (enquête castémoin menée par la pneumologue Irène Frachon) et à un essai randomisé, le risque ayant ensuite été confirmé par une grande enquête de cohorte. Si la pharmacologie doit être repensée, c’est bien dans le sens d’une plus grande rigueur.

La conséquence, non évoquée par le journaliste du Monde, est que l’abaissement de la rigueur scientifique (qualifiée de «  rigorisme ») conduira à déclencher des «  me-

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sures de protection » devant tout «  signal faible » (surtout s’il est médiatisé), avec le risque de développer de nombreuses peurs infondées aux conséquences parfois désastreuses (souvenons-nous de la décision d’un ministre de la Santé, en 1998, de suspendre la vaccination contre l’hépatite B dans les établissements scolaires au nom d’un «  signal faible » jamais confirmé ; décision qui contribua grandement à la défiance envers la vaccination). Et, tout aussi grave, les vraies alertes, rigoureusement établies, se retrouveront noyées dans le flot et banalisées, avec le risque de ne pas être prises en compte sérieusement.

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Références

[1] « Historique de la problématique “amiante” », page du site de l’INRS (Institut national de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles). Sur inrs.fr [2] Froguel P, Smadja C, « Sur fond de rivalité franco-américaine. Les dessous de l’affaire du sang contaminé », Le Monde diplomatique, février 1999. Sur monde-diplomatique.fr [3] Hill C, « Dépakine et Mediator : repensons la pharmacovigilance », SPS n° 318, octobre 2016. Sur afis.org [4] « Enquête relative aux spécialités pharmaceutiques contenant du valproate de sodium », rapport de l’Igas, février 2016. Sur igas.gouv.fr.

J.-P. K.

que Le Monde pense sincèrement que la rigueur dans l’investigation des faits et la recherche de la vérité mérite d’être escamotée, sur certains sujets, au profit de certitudes prématurées. Le grand journal français se rallierait ainsi à ce que certains décrivent comme l’ère de la post-vérité, où « dire la vérité est devenu un handicap » [3] et où le manque de rigueur (maquillée par Le Monde en « rigorisme » et en « confortable prétexte ») est un allié dans un combat politique.

Ce concept de « post-vérité » a pu être rattaché aux biais constitutifs de notre esprit, confirmés par diverses expériences de psychologie [4]. Loin de décrire une réalité nouvelle, le concept à la mode ne désigne que la pente naturelle de notre esprit forgée par l’évolution biologique du cerveau dans les âges longs et lointains de la préhistoire. Nous avons été déterminés à fonctionner par inférences hâtives : en environnement hostile et quand les ressources sont pauvres sur lesquelles appuyer le raisonnement, il vaut mieux surréagir à un danger potentiel que risquer d’y succomber en un instant prochain. Comme le montre Norbert Elias, l’effort de civilisation dans le monde occidental, depuis la fin des temps féodaux, a consisté à contrecarrer les instincts et à forger, en parallèle de la solidification des institutions, de nouveaux habitus intellectuels et émotionnels dans le moule du

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temps long, de la tempérance et de la raison. « L’homme ne songe à prendre en considération les causes lointaines qui agissent sur la nature et l’être humain que dans la mesure où les progrès de la division des fonctions et de l’interdépendance lui suggèrent une telle démarche de l’esprit et lui imposent une plus grande maîtrise de ses pulsions » ([5], p 239). Les grands périls sont tapis désormais dans des temporalités distantes et nous disposons d’abondantes ressources sociales, intellectuelles et scientifiques pour y répondre rationnellement. Le recours à des mécanismes hérités de nos conditions prémodernes et même pré-civilisationnelles est devenu contre-productif. // Antoine Pitrou

Références

[1] Foucart S, « En matière de santé publique, le rigorisme scientifique est une posture dangereuse », Le Monde, 27 octobre 2018. Sur lemonde.fr [2] Santi P, Foucart S, « L’alimentation bio réduit significativement les risques de cancer », Le Monde, 22 octobre 2018. Sur lemonde.fr [3] « Les médias dans l’ère “de la politique post-vérité” », Le Monde, 12 juillet 2016. Sur lemonde.fr [4] Sastre P, « Pourquoi s’offusquer de la post-vérité ? C’est le mode par défaut de notre cerveau », Slate.fr, 4 janvier 2017. Sur slate.fr [5] Elias N, La Dynamique de l’Occident, Pocket (collection Agora), 2003.

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Entretien avec Jessica Schab

Jessica Schab, alias Jessica Mystic, a été « guide spirituelle » pendant plus de dix ans. Ses vidéos et interviews sur Internet, tous supports confondus, ont été vus des millions de fois. Aujourd’hui âgée de 35 ans, elle communique publiquement sur son parcours de croyante ainsi que sur ce qui l’a amenée à questionner les idéaux New Age. Elle préside maintenant le Center for Inquiry de Vancouver, une association qui promeut la raison, la science, la laïcité et la liberté d'investigation dans toutes les entreprises humaines. Jessica Schab est l’objet du film documentaire d’Élisabeth Feytit Ex-gourou en cours de production et dont le tournage est prévu en 2019. L’Afis a apporté son soutien à sa réalisation et organisera des débats à l’occasion de projections privées. Dans cet entretien avec la réalisatrice, Jessica Schab revient sur son parcours.

Élisabeth Feytit : Pouvez-vous nous expliquer quelles sont les idées-phare de l’ésotérisme New Age ? Jessica Schab : L’une des idées fondatrices du New Age est la croyance selon laquelle notre réalité est le reflet exact de nos pensées, qu’elles soient conscientes ou inconscientes. Nos pensées seraient des « unités énergétiques » positives ou négatives qui renverraient une vague équivalente à la personne qui les émet. Ainsi, si j’ai des problèmes personnels ou de santé, c’est que je projette des idées négatives. Dans la même logique, si je veux améliorer ma vie, il faut que je favorise les pensées positives. Ça s’appelle la « loi de l’attraction ». En 2006, ce sont le livre et le film documentaire Le Secret (aujourd’hui diffusé sur Netflix) qui ont largement contribué à populariser cette idée, pseudo-sciences et théories du complot à l’appui.

Une autre idée-phare, c’est que l’humanité aurait des capacités divines et illimitées, mais qu’elle serait enfermée dans une matrice qui la maintiendrait dans l’ignorance, du fait d’une « fréquence vibratoire » basse. Dans cette histoire, les forces obscures sont des extra-terrestres reptiliens qui ont infiltré nos gouver-

© Tanja Bochnig

© Sérgio Paulo Raposo

Ex-gourou : le témoignage d’une ancienne guide ésotérique

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nements et systèmes bancaires. Ils contrôlent la Terre et aspirent à un nouvel ordre mondial dirigé par les Illuminati. Pour lutter contre cette esclavagisation énergétique, des êtres venus d’autres planètes seraient ici pour nous aider. Ce sont les Starseeds (ou Êtres de lumière). Moi-même, j’étais considérée par la communauté New Age comme la première « Enfant cristal » venue s’incarner sur Terre pour sauver l’humanité ! Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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Qu’est-ce qu’un Enfant cristal précisément ? Dans le milieu ésotérique, on entend souvent parler d’« Enfants indigo » dont le rôle est d’éveiller les consciences. Les Enfants cristal, c’est le niveau au-dessus. Il s’agit d’âmes très sensibles qui ont transmuté leurs émotions négatives et voient l’amour en tout. Ils se souviennent de leurs vies sur d’autres planètes et sont là pour aider les autres à se souvenir de leur origine divine. Tout cela aidera l’humanité à augmenter son niveau vibratoire, ce qui, bien entendu, est ce dont la planète a le plus besoin ! Vibrons ensemble mes frères.

Qu’ils soient indigo ou cristal, les « Travailleurs de lumières » sont là pour défier les croyances rationnelles, se connecter à leur « moi supérieur » et à leurs guides, accéder à toutes leurs mémoires de vies passées, futures et multidimensionnelles, maintenir leur paix intérieure, méditer, faire du yoga et manger de manière consciente. Leur mission consiste à dénoncer les Illuminati, ouvrir des portails spatiotemporels, rendre l’invisible visible, faire fusionner les énergies masculines et féminines, et trouver leur âmesœur pour donner naissance à des Enfants cristal.

Tout un monde ! On se croirait dans un film de science-fiction. C’est tout à fait ça ! La croyance New Age, c’est un mélange d’imagination, de film fantastique et de livre de science-fiction. Pour ceux qui y ad-

Vous évoquez le yoga, la méditation, l’alimentation. Quel lien avec l’ésotérisme ? Le « New Cage » ou « Neuneu Age » comme j’aime l’appeler maintenant, c’est un peu le bric-à-brac de la spiritualité : on y trouve tout et on y met ce qu’on veut. Toutes ces pratiques ne sont pas forcément spirituelles au départ, comme le yoga ou l’alimentation végétarienne, par exemple. Mais elles sont très présentes dans le milieu et on leur attribue le pouvoir de libérer des énergies négatives, d’atteindre une conscience supérieure.

Ces choses auxquelles vous avez cru semblent tout de même assez extrêmes. Est-ce que toutes les personnes qui croient à la loi de l’attraction croient en tout ça ? J’ai été une extrémiste, en effet, et quelqu’un de très prosélyte, hélas. Mais prenons l’exemple des gens qui fréquentent les salons du bienêtre ou les stages de développement personnel, foyers principaux de transmission de ces idées. Nombre d’entre eux cherchent à améliorer leur vie, à trouver une pratique ou une voie qui les aidera à traverser un moment difficile, à donner un sens à leur vie. D’autres sont déjà bien engagés dans ces croyances (qui s’acquièrent par étapes), et viennent chercher une chose en particulier qui leur permettra de passer à un niveau supérieur de leur apprentissage spirituel. On peut entrer dans le New Age par souci écologique, parce qu’on a un prof de yoga un peu perché, ou bien parce qu’on a un reste de croyance chrétienne liée aux anges gardiens. Chacun prend ce qui l’arrange, ce qui peut correspondre à son besoin du moment et ce qui lui est acceptable, parce qu’en accord avec son vécu ou ses croyances religieuses. Moi par exemple, je croyais à la réincarnation et aux chakras, mais je rejetais l’idée de karma (le fait de payer ses fautes dans ses vies suivantes) parce que c’était trop fataliste à mon goût. De même, je n’aurais jamais ô grand jamais tiré les cartes !

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hèrent, le film Matrix reflète une réalité qui nous est cachée. C’est bien plus attirant qu’une religion ; les héros sont séduisants et les pouvoirs puissants. Télépathie, télékinésie, chamanisme, bilocation (être à deux endroits en même temps), voyage dans le temps, clairvoyance, voyage astral… Vous voyez comme ça peut être excitant ?

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Comment en êtes-vous arrivée à croire à tout cela ? Je suis entrée dans l’ésotérisme à la suite d’une tragédie, lorsque ma sœur est morte. J’étais adolescente. Juste après cet événement, mon père a commencé à dire qu’il recevait des messages d’anges venus le guider. Il parlait d’extraterrestres et me disait que ma sœur n’était pas vraiment morte et que j’avais un très important message à transmettre sur Terre. J’en voulais beaucoup à mon père de tenir de tels propos parce que j’avais le sentiment que ça ne nous aidait en rien. Je me suis opposée à lui pendant des années et je lui ai même dit des choses affreuses. Mais l’endoctrinement a quand même fait son œuvre. Lorsque mon père est mort, je me suis sentie tellement coupable de la manière dont je l’avais traité que j’ai fini par me dire que mes mots l’avaient tué. Ne m’avait-il pas répété pendant des années que nos pensées créent la réalité ? Mon père me manquait terriblement et j’ai soudain décidé de me dévouer totalement à ses enseignements. Ça me donnait le sentiment d’être proche de lui et qu’il serait fier de moi « de l’autre côté ».

J’ai commencé à publier des vidéos sur Internet et à la fin des années 2000, j’ai été interviewée par un média majeur du mouvement, ce qui m’a rendue célèbre du jour au lendemain. À partir de

là, je n’ai cessé d’être demandée partout dans le monde pour donner des conférences, des interprétations spirituelles, des soins énergétiques individuels ou à distance, et des interviews radio.

J’avais l’impression de transmettre des informations importantes et inédites. Je croyais vraiment que je pouvais faire des miracles parce que les gens me disaient que j’avais fait disparaître leur douleur. En fait, c’était juste du placebo. Tout me disait que ce que je faisais changeait les choses. De plus en plus de personnes venaient à moi pour que je les aide. À chaque étape, j’essayais de faire de mon mieux et j’ai développé un sérieux complexe de sauveuse.

Vous aviez énormément de succès ! Qu’estce qui vous a amenée à renoncer à ce mode de vie et à avoir un regard critique ? Au bout de quelques années, j’ai eu une sorte de burn-out et, surtout, j’ai commencé à me rendre compte que mes croyances ne me permettaient pas de gérer mes propres problèmes personnels. En fait, j’ai compris plus tard qu’elles les aggravaient, mais je n’étais pas capable de l’admettre à l’époque. J’étais en couple avec un homme psychologiquement abusif jouant la carte de la culpabilité pour me faire faire ce qu’il voulait, sachant parfaitement que c’était mon talon d’Achille. Il a fini Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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par nous exploiter financièrement, les gens qui me suivaient et moi-même. Je ne comprenais pas que ma spiritualité ne puisse m’aider dans une telle situation.

En parallèle, j’ai commencé à me rendre compte que les guides spirituels parlaient tous d’amour et de lumière mais n’étaient pas capables d’appliquer ce qu’ils prêchaient. À mon grand désarroi, j’ai réalisé que la plupart d’entre eux étaient des escrocs qui exploitaient délibérément des esprits fragiles pour le pouvoir, le divertissement ou la reconnaissance. D’autres avaient tout simplement perdu la raison. Peu à peu, j’ai aussi réalisé que les gens qui me suivaient étaient accros à la spiritualité. Ils n’en avaient jamais assez ; ils attendaient toujours la vidéo suivante, l’étape qui leur permettrait de passer d’élève à maître. Je me demandais à contrecœur si tout cela aidait vraiment, mais je trouvais toujours une justification du type : on n’a pas encore assez travaillé sur nous-mêmes spirituellement.  Finalement, j’ai décidé de partir loin de tout, en Asie. Je voulais m’évader, voir autre chose, faire de nouvelles rencontres.

Et c’est en Asie que vous avez trouvé l’illumination, si je puis dire ? On peut dire ça, oui ! Mais le processus a été long et douloureux. Voyager dans ces endroits exotiques m’a déçue ; j’ai découvert que les lieux considérés comme sacrés par le milieu spirituel étaient en fait sexistes, superficiels et hypocrites. Par exemple, au Temple du tigre en Thaïlande, les moines bouddhistes sont supposés être en état de Zen avec les animaux sauvages. En réalité, les tigres sont des prisonniers sous sédatif, les tendons des griffes sectionnés. Quelle farce ! Après quelques mois en Asie, juste avant la « fin du monde » de 20121, j’ai décidé d’aller à Bali

1 La fin du monde a été annoncée par certains adeptes de courants

ésotériques pour le 21 décembre 2012, en relation avec un moment particulier du calendrier maya. Une rumeur a circulé selon laquelle le pic de Bugarach dans les Pyrénées abriterait une grotte gigantesque où des extraterrestres attendraient, avec leurs vaisseaux, les heureux « élus » pour les sauver de l’apocalypse (voir Axelrad B, « La fin du monde en 2012 ? », SPS n° 295, avril 2011. Sur afis.org).

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pour organiser un atelier de préparation au grand changement. C’est là-bas que j’ai rencontré une personne qui ne faisait pas partie du milieu ésotérique ; l’une des premières depuis des années ! Au début, j’étais triste pour cet homme qu’il n’ait pas de connexion spirituelle et je voulais l’aider. Mais il me demandait : « Es-tu bien sûre que c’est vrai ou est-ce que tu veux juste que ça le soit ? », « Que veux-tu dire exactement par état vibratoire ? », « Peux-tu penser sans tes croyances ? » Plus il me faisait parler de ma vie et de mes croyances, plus il devenait clair que la spiritualité peut avoir le même effet qu’une drogue et que j’étais consumée par elle. C’était extrêmement difficile parce que je ne savais pas comment réfléchir ni qui j’étais sans elle, ayant toujours pensé au travers du filtre de croyances religieuses et spirituelles. Elle était ma fondation, ma solution et mon réconfort.

Comment expliquez-vous que vous ayez accordé autant d’attention aux remises en cause de cet homme ? Il avait quelque chose de mystérieux que j’interprétais comme mystique, à tel point que je pensais qu’il représentait la vraie spiritualité. Et puis, il avait une démarche épistémologique, c’est-à-dire qu’il ne critiquait pas directement mes croyances ; il me demandait de les lui expliquer et ne faisait que pointer les incohérences. C’était à moi de réfléchir, étant mise face à mes contradictions. Mais je crois que ce qui m’a vraiment réveillée, c’est quand il m’a demandé si j’étais sûre que j’aidais les gens. Ça a été terrible pour moi de réaliser que je n’étais pas juste dépendante de mes idéaux ésotériques, mais que, parce que je les répandais, j’étais aussi un dealer !

Le documentaire dont vous êtes le personnage central adopte-t-il cette démarche de questionnement épistémologique ? Oui, et c’est toute sa particularité. Non seulement il informera en détail sur les risques de l’ésotérisme au travers de mon histoire personnelle, mais il a l’ambition d’amener le spectateur à se questionner sur ses propres croyances irrationnelles. Et nous en avons tous ! //

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Les dangers des croyances New Age © Pierre Morales

Entretien avec Élisabeth Feytit Élisabeth Feytit est la réalisatrice du documentaire Ex-gourou.

Science et pseudo-sciences : Qu’est-ce qui vous a décidée à vous engager dans un tel film ?

© Sérgio Paulo Raposo

Élisabeth Feytit : J’ai découvert l’histoire de Jessica Schab il y a trois ans, en faisant une recherche Internet sur le phénomène des Enfants indigo. Je suis rapidement tombée sur l’une de ses premières vidéos, où elle expliquait son parcours d’Enfant cristal et transmettait son « Message pour l’Humanité ». Puis j’ai visionné une deuxième vidéo réalisée des années plus tard, dans laquelle elle défiait les spectateurs de questionner leurs croyances spirituelles, leur quête de vérité absolue et la validité d’un énième stage de développement personnel. Elle

y invitait à la pensée critique et à une réflexion sur les fondements de nos conditionnements mentaux. Le grand écart était saisissant !

Je l’ai contactée. S’en sont suivis des échanges nombreux sur son changement, sur ce qui détermine la qualité de notre pensée et sur la déferlante ésotérique, dont les idées vont aujourd’hui jusqu’à pénétrer les cercles universitaires et éducatifs (pensée positive, masculin et féminin sacrés, état supérieur de conscience, etc.). J’ai lu son blog, j’ai regardé toutes ses vidéos et j’ai compris que j’avais entre les mains un sujet hautement cinématographique : une histoire forte et des archives sidérantes.

Pourquoi est-ce un thème important à traiter aujourd’hui ? Ces croyances ne sont-elles pas anecdotiques ? Un nombre croissant de personnes se tournent vers les pseudo-médecines et cherchent des réponses à leurs questions existentielles dans des pratiques ésotériques dont les stages de développement personnel et une nouvelle génération de management d’entreprise sont souvent le vecteur : tantra, reiki, yoga,

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méditation, kinésiologie, communication avec les anges, lithothérapie, connexion au féminin sacré, promenades chamaniques… La liste est longue. Les croyances ésotériques n’ont rien d’anecdotique. Elles sont adoptées par des millions de personnes en France et en Europe. On ne s’en rend pas forcément compte parce que ceux qui croient au chakras, aux Illuminati, à la Terre plate ou aux Enfants indigo n’en parlent qu’aux gens qui sont ouverts à ces idées. Une simple recherche sur Internet montre l’ampleur du phénomène.

Même Pôle emploi propose aujourd’hui des formations conventionnées pour devenir magnétiseur ou s’initier au reiki1 ! Des pratiques telles que la sophrologie sont enseignées à l’université [1] et généralement perçues comme ayant des effets prouvés. Toutes ces croyances et pseudo-médecines sont pourtant directement liées à l’ésotérisme New Age et n’ont aucun fondement scientifique. 1 Le moteur de recherche sur le catalogue de formation de

Pôle emploi renvoie à 56 formations quand on entre le mot clé « reiki » (25 novembre 2018).

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Selon vous, quels sont les dangers à se tourner vers ces nouvelles croyances ? Certains affirment trouver ainsi un réconfort. Ce qui motive mon travail de documentariste, c’est que chacun puisse faire des choix en connaissance de cause. Et non sur la base d’idées erronées, aussi populaires soient-elles. L’ignorance et le désir de vérité ultime poussent les adeptes de l’ésotérisme à adopter des comportements extrêmes, comme par exemple refuser le traitement d’un cancer par la chimiothérapie au profit d’onctions à l’ail ou de la simple projection de pensées positives. Ce sont des idées qui circulent couramment dans le milieu ésotérique, et c’est d’autant plus alarmant que l’effet placebo n’est pas opérant dans les cas de maladies comme les infections et les cancers ! Des études récentes ont montré que les malades de cancer se tournant, de manière exclusive ou non, vers des traitements non-conventionnels mouraient en plus grand nombre et plus rapidement que ceux qui suivaient exclusivement un traitement oncologique adapté [2]. Ces croyances peuvent aussi avoir des répercussions sociales et personnelles inquiétantes.

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Lorsqu’on croit que la vie est une illusion et qu’on fait appel à la pensée magique pour prendre des décisions, on perd vite pied avec la réalité. Nombreux sont ceux qui en viennent à se mettre à l’écart pour éviter tout contact avec des personnes « négatives » qui baisseraient leur niveau énergétique. Cela peut aller jusqu’à s’isoler de sa famille ou quitter un travail jugé en désaccord avec son niveau de conscience.

Dans le New Age, tout (absolument tout) est relatif. Chacun peut donc exprimer sa vérité propre, sachant que toutes ces vérités rejoignent un grand tout supérieur ; un plan dont la compréhension par le commun des mortels n’est pas possible. À moins d’avoir atteint l’illumination bien sûr ! Suivant ce raisonnement, les erreurs n’en sont pas, les délits n’en sont pas non plus, et les victimes ont choisi leur condition. Et comme il est important de suivre la voie de l’intuition et non celle de la raison, aucune remise en cause par la réflexion n’est possible. Derrière des apparences inoffensives d’amour et de lumière, l’ésotérisme New Age s’avère être un piège mental bien insidieux qui ouvre grand la voie à la crédulité et aux abus.

À qui s’adresse votre film ? À toute personne qui se pose des questions sur l’ésotérisme et ses manifestations variées. Que ce soit les pratiquants eux-mêmes ou leur entourage. Le témoignage de Jessica Schab est vraiment unique et permet l’accès à une vision de l’intérieur riche d’enseignements. Plus largement, je crois que ce film s’adresse à tout un chacun, parce que nous avons tous des croyances, dans un domaine ou un autre. Sans que nous en ayons conscience, la majeure par-

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tie de notre mode de pensée individuel est issue de conditionnements mentaux. Qu’ils soient familiaux, sociaux, religieux, culturels ou liés à des expériences passées. Ces modes de pensée nous semblent évidents, comme faisant partie de nousmêmes, de notre identité, mais ils peuvent nous faire souffrir et nous empêcher de prendre des décisions propres sur des sujets cruciaux comme les relations, l’argent, le travail ou la politique. Par ce film, le spectateur découvrira comment et pourquoi il est si facile de tomber dans le piège de la crédulité et du prêt-à-penser. Lui seront proposées des informations sur nos biais cognitifs et les nombreuses circonstances où nous nous maintenons dans l’illusion. Il apprendra au passage que ce sont souvent les plus éduqués d’entre nous qui suivent les sirènes de l’ésotérisme. C’est ainsi que chacun sera invité à se demander : mes croyances pensent-elles à ma place, ou puis-je réfléchir sans elles ?

C’est très ambitieux comme démarche ! Oui, c’est vrai, mais ce sujet fort le permet et je crois que mener une réflexion personnelle sur ce que l’on pense et pourquoi on pense ce que l’on pense peut nous éviter bien des écueils, aux échelles individuelle et collective. Alors pourquoi s’en priver ? // Propos recueillis par Jean-Paul Krivine

Références

[1] Diplôme de sophrologie à l’université de Lille : scfc.univ-lille2. fr/le-catalogue-de-la-formation-continue/sophrologie.html [2] Johnson SB et al., “Complementary Medicine, Refusal of Conventional Cancer Therapy, and Survival Among Patients With Curable Cancers”, JAMA Oncol, 2018, 4:1375-1381. Sur jamanetwork.com

Pour en savoir plus sur Jessica Schab et le film Ex-gourou Site officiel du film : memoirsofaformermystic.com/bienvenue Site de la société de production : esprit-matiere.fr/bienvenue Site web de Jessica Schab : jessicaschab.com

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La formation des médecins à l’esprit critique Jérôme Charlon est médecin généraliste.

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es débats actuels sur l’homéopathie, lancés par la « tribune des 124 » [1] mettent en lumière des conceptions radicalement opposées de la médecine et du débat scientifique. Nul doute que les origines et les conséquences de cette césure dépassent largement la « simple » question de l’avenir de l’homéopathie, et n’est pas sans lien avec la formation des étudiants en médecine. Dans une phrase savoureusement provocante, un confrère avec qui je discutais sur la formation à l’esprit critique des étudiants en médecine, me lança : « Faut-il leur dire “Abonnez-vous à la revue Prescrire1, et ça suffit  ?”  » Mais apprendre aux étudiants à lire les publications suffit-il ?

Jean Jouquan, médecin et alors rédacteur en chef de Pédagogie médicale soulignait (en 2009) qu’« il serait erroné de confondre, au nom de l’Evidence Based-Medicine [médecine fondée sur les preuves] la compétence de critique scientifique d’article rapportant un travail de recherche [...] et la capacité à appréhender de façon critique l’information médico-scientifique nécessaire aux professionnels cliniciens. » [2] 1 Prescrire se présente comme proposant « un ensemble d’informations rigoureuses et fiables sur les traitements et les stratégies de soins, pour agir en connaissance de cause. Prescrire est financé par les abonnés. Ni subvention, ni publicité. Ni actionnaire, ni sponsor ». Voir prescrire.org

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La lecture critique d’article, mise au programme des épreuves nationales classantes2 des étudiants en médecine en 2009, avait pour but de fournir un outil de lecture critique des sources primaires d’information. De nombreux espoirs ont nourri l’introduction de cette discipline : elle devait permettre au futur médecin de rester informé en développant son esprit critique à la lecture des articles médicaux et d’aider à une démarche clinique basée sur la méthodologie et l’épidémiologie, socle de la médecine fondée sur les preuves [3]. L’apprentissage de la lecture critique d’article a été un apport évident au développement de l’esprit critique des étudiants : enseigner des bases d’épidémiologie indispensables pour en connaître les concepts et limites, pouvoir retourner aux données primaires le moins exemptes de biais ou de manipulations est essentiel. Des notions fondamentales à l’esprit critique telles la négligence de la taille de l’échantillon, ou le rappel qu’une corrélation n’est pas causalité, y sont ainsi abordés. Cependant, la seule lecture critique d’article est insuffisante pour aider le médecin dans son quotidien et ses décisions médicales. D’autres outils critiques mériteraient d’être considérés. 2 Les épreuves classantes nationales (ECN) ont lieu en fin de 6e

année et permettent aux étudiants d’accéder à l’internat.

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La lecture critique d’article : pas si facile Un des espoirs des promoteurs de la médecine fondée sur les preuves serait de permettre à chaque praticien de pouvoir lire les sources primaires d’information, les publications ou les méta-analyses. Mais la lecture critique d’article demande de mobiliser de nombreuses connaissances, dont une bonne maîtrise de l’épidémiologie et de l’anglais notamment. Aussi, combien de temps faut-il à un praticien pour lire parfaitement une publication, décortiquer les forces de preuves, les biais éventuels ? Des enquêtes [4,5] arrivent à la conclusion attendue que les généralistes ne lisent pas, ou de façon marginale, les sources primaires d’information.

Les praticiens sont aussi confrontés à d’autres difficultés  : le nombre de publications rendant compte d’essais cliniques randomisés et de méta-analyses croit exponentiellement sur cette dernière décennie [6,7]. Et l’expérience montre que même les méta-analyses ne sont

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pas exemptes de biais et de difficultés d’interprétations par des experts pourtant formés aux outils méthodologiques les plus rigoureux [6,7,8,9]. Comment le praticien peut-il s’en sortir seul dans le peu de temps disponible pour se consacrer à sa formation ?

L’enjeu semble donc de trouver des sources secondaires d’information fiables et des méthodes de recherche documentaire pertinentes, bien plus que de vouloir transformer les médecins en d’illusoires lecteurs « experts » des publications d’études [2,10].

Le paradoxe : concilier esprit critique et délégation de connaissances

Il conviendrait donc que les étudiants soient en priorité formés à la lecture critique des sources secondaires alors même que ces sources « de seconde main » sont souvent biaisées : influence des industries du médicament, des groupes de pression divers, y compris envers les sociétés émettant des recommandations de bonne pratique [10,11].

Une leçon clinique à la Salpêtrière, André Brouillet (1857-1914)

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Cette délégation de la connaissance se doit donc d’être tout sauf naïve. Elle doit s’accompagner d’un rigoureux apprentissage de l’esprit critique. À commencer par cette notion qu’il est difficile d’être un diffuseur d’information fiable sans un minimum d’indépendance, qu’elle soit financière («  quand c’est gratuit, c’est vous le produit ») [11] ou idéologique.

Accorder sa confiance à une source, que ce soit une revue ou un guide de pratique clinique, doit aussi pouvoir se faire de façon rationnelle : si ma source d’information a su apporter à la lecture de toutes ces dernières années une information le plus souvent fiable, le nouvel article de cette source a plus de chance de l’être aussi. Attention toutefois au mythe de la source parfaite. En France, une revue tient le haut du pavé par sa réputation de rigueur et d’indépendance : la revue Prescrire évoquée plus haut. Il serait cependant dangereux de s’en tenir « aveuglément » à une seule source d’information, quand bien même cette revue mérite sa réputation : des erreurs occasionnelles ou des divergences avec d’autres sources réputées tout aussi rigoureuses comme Cochrane (par exemple sur la vaccination grippale des personnes âgées [12,13]) sont une illustration que l’esprit critique doit aussi être en éveil à la lecture de ces sources.

Des biais des sources d’information à mes propres biais dans ma pratique

De nombreux biais cognitifs affectant directement les médecins dans leur pratique ont été recensés dans des études maintenant fournies [14,15]. Ces biais cognitifs, ainsi que les traits de personnalité des praticiens, rentrent en compte dans les erreurs de diagnostic et les prises de décision. Ainsi, un inventaire de nombreux biais pouvant intervenir dans le contexte de la pratique clinique a été réalisé [14]. Par exemple, le

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Leçon d'anatomie du docteur Tulp, Rembrandt (1606-1669)

biais d’ancrage, qui rend compte de l’erreur que le praticien pourrait faire s’il verrouille trop tôt son diagnostic dans la consultation, sans être en capacité de réviser son impression initiale.

Si l’esprit humain se prête spontanément et de façon récurrente aux biais, les identifier et entraîner les étudiants à les combattre contribuent à améliorer leur esprit critique [16]. C’est une voie prometteuse pour aider les médecins à limiter leurs erreurs de prise en charge [17].

La démarche scientifique et les pseudo-médecines

Pour le sociologue Gérald Bronner [18], « il y a un saut vertigineux entre l’idée parfaitement acceptable de ne pas considérer que tout ce que déclare la science est à graver dans le marbre et cette autre, qui considère que les propositions scientifiques sont des croyances comme les autres. » La philosophe Janet D. Stemwedel ajoute en faisant référence au philosophe Karl Popper3 [19] : « les pseudo-sciences cherchent des confirmations et les sciences des réfutations. » Ni le niveau d’études d’une population, ni l’explosion des sources d’informations, via Inter3 Karl Popper (1902-1994) est un philosophe des sciences connu pour ses écrits où il propose des critères permettant de démarquer la science des pseudo-sciences.

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net notamment, ne permettent de faire baisser la crédulité des citoyens [18]. Tout laisse également à penser que les futurs médecins ont aussi leurs propres croyances irrationnelles [20]. Ainsi, combien de médecins anti-vaccinaux ? De pratiquants convaincus et immodérés de pseudo-médecines ? La médecine n’est pas que science, mais elle doit en garder les solides fondations. On peut, par exemple considérer qu’un patient dans une situation précise pourra tirer profit d’un placebo homéopathique ou de séances de sophrologie. Mais il serait incongru d’utiliser sans discernement ces pratiques, ou de les enseigner au sein de l’université sans distinction avec d’autres réellement éprouvées4. Apprendre aux étudiants à distinguer la science de la pseudo-science en médecine est une approche éducative attractive pour aborder ce que sont les contours parfois complexes de la démarche scientifique [21]. Une connaissance solide dans ce domaine devrait permettre de limiter des écueils comme l’enfermement dans ses propres croyances, la pente glissante du relativisme, ou encore les erreurs méthodologiques.

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jamais empêché d’écouter son patient, mais encourage à le faire [14,24]. Et même si la science est par essence faillible, cette démarche est un bon rempart contre l’influence des industriels5 [11].

Si l’on veut « chasser le naturel… »

Sur l’enseignement de l’esprit critique, des études complémentaires devraient être réalisées auprès des étudiants pour cerner leurs croyances et pouvoir mieux évaluer ce que l’apprentissage de la pensée critique peut apporter en termes d’amélioration de la qualité des soins. Les outils critiques du médecin pour lire les sources d’information et la réduction des biais cognitifs auxquels nous sommes tous sujets ont ceci en commun que leur application n’a rien de naturel. Chasser le naturel nécessite non seu-

5 La revue Prescrire par exemple a rendu de nombreuses conclusions sur le benfluorex (commercialisé sous le nom de médiator) dès les années 90, en des termes tous défavorables.

Apprendre la méthode scientifique permet aussi de comprendre pourquoi il est rarement pertinent de demander l’évaluation d’une thérapeutique par une méthode ad hoc. Ce que fait, par exemple, le Syndicat national des médecins homéopathes de France quand il demande, dans le cadre de l’évaluation mise en place par la Haute autorité de santé, « la détermination d’une méthodologie d’évaluation correspondant à la méthode thérapeutique homéopathique » au nom du « particularisme de l’évaluation du médicament homéopathique » [22].

Ni scientisme ni obscurantisme

Il est de bon ton d’opposer la médecine basée sur la science et l’esprit critique qui doit l’accompagner à une « médecine » non éprouvée qui serait nécessairement plus à l’écoute des patients, et d’invoquer à titre d’argument des scandales sanitaires du type Mediator [23]. Avoir une connaissance scientifique, pratiquer la médecine fondée sur les preuves et garder en éveil son esprit critique, non seulement n’a 4 C’est le cas avec, par exemple, l’homéopathie qui est enseignée

ce jour au sein de nombreuses universités, certaines délivrant un diplôme universitaire.

Satire d’un médecin charlatan vendant des remèdes (Wellcome Collection gallery)

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lement qu’ils soient enseignés mais que leur mise en pratique le soit selon un entraînement maintes fois répété. Ils devraient nécessiter l’attention de chaque enseignant tout au long du parcours de l’étudiant.

La formation continue des médecins n’est pas non plus à oublier. Ainsi, une recertification des médecins est envisagée [25] (au même titre que les pilotes d’avion). Il serait judicieux d’y inclure une composante relative à l’esprit critique et à la médecine fondée sur les preuves.

Enfin, il a peut-être aussi semblé judicieux à des décideurs, en 2011, de doter mon université, l’université Claude Bernard à Lyon, d’un amphithéâtre baptisé « amphithéâtre Boiron » [26], et financé à 50 % par le laboratoire homéopathique Boiron. En 2018, je propose de chasser ce naturel, et demanderais volontiers que le lieu soit rebaptisé. Je suggère le nom d’« amphithéâtre Karl Popper ». Choquant ? // Jérôme Charlon

méthodologique des meta-analyses », Minerva, 2008, 7:16. [10] Boissel JP, « Peut-on réduire les écarts constatés entre les données actuelles de la science et pratiques ? », Médecine, 2005, 11:52-53. [11] Delarue LA, « Les Recommandations pour la Pratique Clinique élaborées par les autorités sanitaires françaises sontelles sous influence industrielle ? », thèse de médecine générale, 2011, Poitiers. [12] « Vaccination des personnes âgées contre la grippe saisonnière », Prescrire, 2011, 31:205-208. [13] Dechimelli V et al., « Les vaccins pour la prévention de la grippe chez les personnes agées », Synthèse Cochrane, 2018. Sur cochrane.org [14] Croskerry P, “50 cognitive and Affective Biases in Medicine”, Critical Thinking Program, Dalhousie University, 2013, 7 p. [15] Saposnik G, “Cognitive biases associated with medical decisions: a systematic review”, BMC Medical Informatics and Decision Making, 2016, 16:138. [16] Crosskerry P, “The importance of cognitive errors in diagnosis and strategies to minimize them”, Academic medicine, 2003, 78:775-780. [17] Safaei Moghaddam M, “Role of Personality Traits, Learning Styles and Metacognition in Predicting Critical Thinking of Undergraduate Students Education”, Strategies in Medical Sciences, 2015, 8:59-67.

Références

[18] Bronner G, La démocratie des crédules, PUF, 2013.

[1] Tribune des 124, No #fakemed, fakemedecine.blogspot.com/

[19] Stemwedel JD, “Drawing the line between science and

[2] Jouquan J, « La lecture critique d'article scientifique au-delà du

pseudo-science”, Scientific American, Doinf Good Science Blog,

contexte franco-francais », Pédagogie médicale, 2009, 10:77-82.

4 octobre 2011.

[3] Durieux P, Menard J, « La lecture critique d’article : un outil

[20] Bronner G, L’empire des croyances, PUF, 2003 (à propos

essentiel à la pratique de la médecine », La Presse Médicale,

d’une enquête de Broch et Charpak sur les croyances d’étu-

2009, 38:7-9.

diants en science à Nice).

[4] Boussageon R, Foucher E et al., « Les médecins lisent-ils les

[21] Lilienfeld SO, « Les 10 commandements pour aider les

sources primaires d’information ? », Médecine, 2017, 13:378-

étudiants à distinguer la science de la pseudo-science en

382.

psychologie », Revue électronique de Psychologie Sociale, 2011,

[5] Leon E, « Les pratiques de recherches documentaires des

5:23-29.

médecins généralistes : les freins et les difficultés à l’accès à

[22] SNMHF (Syndicat national des médecins homéopathes

une information de qualité », thèse de médecine générale, 2014,

français), « Du particularisme de l’évaluation du médicament

Bordeaux.

homéopathique », communiqué de presse, 31 juillet 2018.

[6] de Vrieze J, “Metawars“, Science, 2018, 361:1184-1188.

Sur snmhf.net

[7] Antman E et al., “A comparison of results of meta-analyses

[23] Vidard M, « Charlatans d’homéopathes », La tête au carré,

of randomized control trials and recommendations of clinical

chronique France Inter, 20 mars 2018. Sur franceinter.fr

experts. Treatments for myocardial infarction”, JAMA 1992,

[24] Bally JN et al., « Le raisonnement et la décision en méde-

268:240-248.

cine », Exercer, 2017, 132:189-203.

[8] McCrae N, “Cochrane Collaboration expels co-founder split-

[25] Ministère des Solidarités et de la Santé, « Rapport sur la

ting board and prompting walkout”, The Conversation,

recertification des médecins », novembre 2018.

21 septembre 2018.

[26] « Inauguration de l’amphithéâtre Boiron », site de la faculté

[9] Chevalier P, van Driel M, Vermeire E, « Évaluation de la qualité

de médecine, 21 juin 2011. Sur lyon-sud.univ-lyon1.fr

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Maladie de Lyme : quand il devient impossible d’informer

Jean-Paul Krivine

L

e Conseil de l’ordre des médecins de l’Ain se voit reprocher de faire son travail d’information. Dans une lettre datée du 20 septembre 2018 [1] et adressée à ses membres, il anticipe que de nombreux patients viendront consulter pour « des tableaux cliniques évoquant une éventuelle maladie de Lyme ». En effet, la controverse médiatique qui s’est développée sur le sujet, accompagnée des fausses informations relayées sur Internet, ne peut que pousser les patients à une inquiétude croissante [2].

Le Conseil rappelle bien qu’« il n’a pas vocation d’expert médical » mais que sa charte de déontologie stipule que « le médecin doit s’interdire, dans les investigations et interventions qu’il pratique comme dans les thérapies qu’il prescrit, de faire courir au patient un risque injustifié  ». Et effectivement, les pratiques douteuses et dangereuses prétendant apporter des solutions à des malades atteints de Lyme ou supposés l’être sont légion (voir « Les “Lyme doctors” : un risque pour les patients » [3]). Et le président du Conseil de l’ordre précise également qu’il n’existe aucun diplôme universitaire permettant de se prévaloir d’une spécialité « maladie de Lyme ». La lettre informe ensuite les médecins de l’état des connaissances scientifiques  : en mentionnant les recommandations de bonne pratique face à la maladie de Lyme publiées par la HAS (Haute autorité de santé, juin 2018), mais également en indiquant que la Société de pathologie infectieuse en langue française (SPILF) n’a pas

validé ces recommandations, et que l’Académie de médecine et le Collège national des généralistes enseignants (CNGE) conseillent de ne pas les suivre [4], le Conseil ne fait que son travail d’information des médecins de son département. Ce travail d’information n’a pas été au goût de certaines associations qui ont alerté la presse et demandé au préfet de déclencher une procédure disciplinaire à l’encontre du président départemental de l’ordre [5]. Ces mêmes associations se mobilisent régulièrement pour essayer d’obtenir l’interdiction de formations scientifiques ou de réunions d’informations qui impliqueraient la participation de spécialistes non agréés par eux (comme ce fut le cas pour la réunion publique organisée par l’Afis sur le sujet en mars 2018). L’ordre des médecins de l’Ain, avec cette lettre, a fait son travail d’information dans le souci de la santé des patients, à l’occasion de cette controverse où les arguments scientifiques ont largement été oubliés. La Haute autorité de santé, après la publication de ses recommandations, peut-être plus motivée par des considérations politiques que scientifiques (recommandations refusées par toutes les sociétés savantes impliquées dans la discussion), persiste en réagissant à cette nouvelle polémique : elle « déplore l’initiative du conseil départemental de l’Ordre des médecins de l’Ain qui […] ajoute de la confusion dans l’esprit des praticiens qui prennent en charge ces patients, entraînant une perte de chance pour ces derniers » [6]. Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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Ne ferait-elle pas mieux de rappeler que la perte de chance, ce sont les traitements sans fondements scientifiques qui sont promus en dehors de tout cadre médical validé, ce sont les personnes souffrantes qui sont dirigées vers des cliniques privées en Allemagne et aux États-Unis où, moyennant des dizaines ou des centaines de milliers d’euros, elles vont subir un traitement, au mieux sans effet à long terme, au pire dangereux [3] ? // Jean-Paul Krivine

[2] « Maladie de Lyme : et si le scandale était ailleurs ? », dossier, SPS n° 317, juillet 2017. Sur afis.org [3] « Les “Lyme doctors” : un risque pour les patients », SPS n° 322, octobre 2017. Sur afis.org [4] « Borréliose de Lyme et autres maladies transmises par les tiques. Pourquoi les sociétés scientifiques et professionnelles refusent de cautionner la recommandation de bonne pratique élaborée par la HAS », Communiqué de presse de l’ensemble des sociétés savantes impliquées dans la prise en charge des maladies transmises par les tiques, 19 juillet 2018. Sur afis.org [5] « Maladie de Lyme : un courrier du Conseil de l’Ordre de l’Ain met le feu aux poudres », L’Obs, 9 novembre 2018.

Références

[6] « Lyme et maladies transmissibles par les tiques : mise au

[1] Mise en ligne sur Internet par l’hebdomadaire L’Obs : referen-

point », communiqué de presse de la HAS, 12 novembre 2018.

tiel.nouvelobs.com/file/16666234.pdf

Sur has-santé.fr

Les pressions, menaces et demandes d’interdiction vont-elle avoir raison de la liberté d’information et de la liberté scientifique ?

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La science dans l’enseignement contestée au nom des croyances

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Philippe Le Vigouroux

U

ne récente enquête [1] du Comité national d’action laïque auprès des enseignants (de l’école primaire au lycée) montre que 38 % d’entre eux estiment que les contenus de l’enseignement font l’objet de contestations pour des raisons de croyance religieuse, et parmi ces situations d’enseignement contestées, 22 % concernent l’enseignement délivré dans les cours de sciences. Outre les difficultés liées à la question de la procréation, le discours scientifique sur l’évolution des espèces – celle de l’espèce humaine, en particulier – fait l’objet d’une mise en cause dans le cadre de la classe. Il y a dix ans, Science et pseudo-sciences consacrait un dossier à ce sujet, « Créationnisme et enseignement », et posait la question « L’enseignement de l’évolution est-il menacé ? » [2]. Depuis, cette préoccupation est restée prégnante chez les enseignants des sciences de la vie et de la Terre et chez leurs formateurs.

L’enseignement de la nature de la science

L’une des réponses à opposer aux contestations de l’enseignement de l’évolution par les élèves est, selon un vadémécum [3] proposé par l’Éducation nationale, l’enseignement de la nature de la science, de ses caractéristiques, de son fonctionnement : « En sciences de la vie et de la Terre, il est opportun d’expliciter la nature propre du savoir scientifique. L’enseignement transmet un savoir scientifique incontestable, des connaissances argumentées, démontrées, vérifiées. Les croyances, elles, font l’objet d’un sentiment de vérité, mais ne sont pas démontrables » (p. 34). Pour Guillaume Lecointre1, auteur d’un livre visant à apporter une « une réponse laïque et

La tache noire, Albert Bettannier (1851-1932)

didactique aux contestations de la science en classe »2, esprit critique et savoirs communs constituent le fondement du projet républicain français. La classe est bien cet espace où s’échafaude l’esprit critique de l’élève, dans une posture de crédulité momentanément consentie : « ce n’est pas aux enseignants de ménager les savoirs […] mais c’est aux adultes référents, aux parents, aux théologiens ou aux chefs spirituels de chaque religion de réaliser une articulation entre les postures métaphysiques des élèves et les savoirs acquis à l’école » (p. 116). Le livre apporte ces outils épistémologiques qui permettront aux enseignants de donner une ré-

1 Guillaume Lecointre, systématicien, professeur au Muséum national d’histoire naturelle, est très engagé dans la formation des enseignants et la vulgarisation des sciences de l’évolution. Il est membre du Comité de parrainage scientifique de Science et pseudo-sciences et de l’Afis. 2 Note de lecture détaillée sur notre site Internet : afis.org.

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ponse didactique aux objections auxquelles ils peuvent être confrontés, comme « Chacun croit ce qu’il veut… on est en démocratie ! », « On ne peut pas remonter le temps pour voir comment ça s’est passé », « On ne peut pas tester l’évolution par une expérience », « L’évolution n’est qu’une théorie »…

Savoir scientifique contre croyance et opinion

Nous signalons volontiers

Partant du constat que l’accès à la connaissance, aujourd’hui, est une question de confiance accordée (la croyance par délégation, selon Gérald Bronner [4]), qui souvent dispense d’aller vérifier, l’auteur prend soin de distinguer le savoir, les croyances (dont la croyance religieuse) et l’opinion. Il fonde cette distinction sur deux critères principaux, le mode de justification (soit rationnel, soit par confiance en une autorité) et le type de validation (collectif ou individuel) donnés aux affirmations. Le savoir scientifique est une élaboration rationnelle qui repose sur six attendus cognitifs partagés par l’ensemble des scientifiques considérés collectivement et internationalement : le scepticisme initial du chercheur sur son sujet qui, même s’il a une idée, une hypothèse quant aux résultats attendus, est prêt à se laisser surprendre par un résultat inattendu ; le réalisme dans le cadre duquel le monde existe indépendamment de la perception que nous pouvons en avoir ; la rationalité qui implique le respect de la logique et l’application du principe de parcimonie par lequel on privilégie le scénario qui implique le moins d’hypothèses ; le matérialisme méthodologique (le scientifique ne sait travailler que sur la matière et ses propriétés émergentes) ; la transparence des procédures qui permet à la science d’être

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Calcul mental, Nikolay Bogdanov-Belsky (1868-1945)

collective et à une expérience d’être reproductible ; la prise en compte de toutes les données disponibles pertinentes au regard de la question posée sans sélectionner les seules données qui iraient dans un sens souhaité rejoignant en cela le scepticisme initial et en maintenant les liens logiques entre divers modules. Dans l’ouvrage, ces six attendus sont explicités et illustrés par des exemples puisés dans les tentatives d’intrusion créationniste dans le domaine de la science. // Références

Philippe Le Vigouroux

[1] « Les enseignants et la laïcité », sondage réalisé par l’Ifop pour le Comité national d’action laïque. Sur ifop.com [2] SPS, n° 281, avril 2008, en ligne sur afis.org [3] Ministère de l’Éducation nationale, « Vadémécum La laïcité à l’école », 2018. Sur eduscol.education.fr [4] Bronner G, La démocratie des crédules, PUF, 2013.

SAVOIRS, OPINIONS, CROYANCES Une réponse laïque et didactique aux contestations de la science en classe Guillaume Lecointre

Belin Éducation, coll. Guide de l’enseignement, 2018, 125 pages, 9,90 €

Note de lecture de Philippe Le Vigouroux sur notre site Internet Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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La littératie : comprendre et utiliser l’information écrite dans la vie courante David Ali est médecin, oncoradiothérapeute et auteur de la chaîne YouTube Médifact.

L

e concept de literacy, traduit en français par l’anglicisme littératie (ou parfois encore par alphabétisme), répond à de nombreuses définitions. L’Unicef définit la littératie fonctionnelle comme la capacité à lire, écrire et compter pour le fonctionnement efficace et le développement de l’individu et de la communauté [1]. Dans le cadre du programme pour l’évaluation des compétences des adultes (PIACC), l’OCDE a mis en place un observatoire du niveau de littératie dans ses pays membres. Les résultats de la France sont significativement inférieurs à la moyenne des pays évalués [2].

Écolière faisant ses devoirs, Albert Anker (1831-1910)

Littératie et santé

L’application du concept de littératie au champ de la santé a débuté dans les années 1970 [3]. Les définitions sont également multiples et ont évolué avec le temps [4]. En 2008, l’Union européenne définit la littératie en santé comme la capacité à lire, filtrer et comprendre l’information en santé afin de produire des jugements fiables [5].

Une recherche du terme «  Health Literacy  » dans la base de données pubmed trouve 4 256 résultats, avec une très nette augmentation du nombre annuel de publications au fil du temps,

passant de 63 en 2009 à 572 en 2017, ce qui traduit un intérêt croissant de la recherche pour ce concept. Il existe des études ayant pour objectif d’évaluer le niveau de littératie en santé dans différents pays [6], mais la France ne fait pas partie des pays évalués. Un niveau bas de littératie en santé a un impact négatif sur la santé de l’individu [7]. En donnant à chacun les compétences nécessaires, la littératie en santé a été envisagée comme un moyen de transformer le patient d’un simple sujet de soins à une personne prenant activement part à Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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son processus de soins (Citizens’ Empowerment Healthcare) et donc d’améliorer son niveau de santé. Cet objectif est un des axes prioritaires de la stratégie de santé de la Commission européenne [5].

Références

[1] Unesco, “Education for All Global Monitoring Report”, 2006. Sur unesco.org [2] OCDE, « Évaluation des compétences des adultes (PIAAC) ». Sur oecd.org

Littératie en santé et opinions personnelles

[3] Simonds SK, “Health education: facing issues of policy, eth-

Une partie de la population manifeste aujourd’hui une certaine défiance envers la science et ses experts [8]. Un autre bénéfice de l’amélioration du niveau de littératie en santé pourrait être une augmentation de la qualité des jugements de l’opinion publique sur les problématiques générales de santé.

[4] Sørensen K, Van den Broucke S, et al., “Health literacy and

Pour résumer, on pourrait dire que, en santé, la participation de chacun est souhaitable et passe par l’amélioration du niveau de littératie dans ce domaine. //

David Ali

ics, and social justice”, Health Educ Monogr, 1978, 6 (Suppl. 1):18-27. public health: a systematic review and integration of definitions and models”, BMC Public Health, 2012, 12:80. [5] “Together for Health: A Strategic Approach for the EU 20082013”. Sur ec.europa.eu [6] Sørensen K, Pelikan JM et al., “Health literacy in Europe: comparative results of the European health literacy survey (HLS-EU)”, Eur J Public Health, 2015, 25:1053-8. [7] Rootman I, Ronson B, “Literacy and health research in Canada: where have we been and where should we go?” Can J Public Health, 2005, 96 (Suppl 2):S62-77. [8] « Nucléaire, OGM, nanotechnologie, réchauffement climatique : les Français doutent de la crédibilité des scientifiques », Ipsos. Sur ipsos.com

La chaîne YouTube Medifact Maintenir et améliorer la santé est un art qui s’appuie sur une science. Cette science progresse à une vitesse croissante et l’écart entre les professionnels et les non professionnels se creuse. Cette chaîne a pour vocation de réduire le plus possible cet écart afin de permettre à chacun de comprendre les problématiques de santé, voire d'y participer. La chaîne commence par expliquer, au travers d’exemples concrets et réels, quelques concepts indispensables comme ceux de facteur de risque, de risque relatif, du niveau de preuve, etc., pour ensuite les appliquer

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à des questions médicales d’importance comme l’acupuncture dans le traitement des arthralgies arthrosiques ou la supposée cancérogénicité du glyphosate.

youtube.com/c/Medifact

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PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE

Doper l’estime de soi ? Des faits et des illusions Jacques Van Rillaer est professeur émérite de psychologie à l’université de Louvain. Il est membre du comité de parrainage de l’Afis et de la revue Science et pseudosciences.

L

’être humain réfléchit sur lui-même et se juge. Ses auto-évaluations ont manifestement un impact affectif et motivationnel. Depuis les réflexions publiées par William James en 1890 sur « l’estime de soi », les psychologues ont abondamment utilisé cette notion. James, le père de la psychologie américaine, la définissait comme «  la valeur qu’on s’accorde à soi-même » et il précisait qu’elle résulte de la comparaison des succès et des prétentions dans des domaines que l’on juge importants [1]. Il notait que l’on augmente l’estime de soi en multipliant les succès ou en diminuant le niveau d’aspiration.

La réflexion sur l’estime de soi remonte loin dans le temps. Au IIe siècle, Marc-Aurèle notait : « Je suis souvent étonné de voir combien chacun sʼaime lui-même plus que tout et pourtant tient moins compte de son propre jugement sur luimême que de celui des autres » (Pensées, XII 4). C’était un thème de prédilection des moralistes des XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi Vauvenargues écrivait : «  Nous nʼavons pas assez dʼamourpropre pour dédaigner le mépris d'autrui. » [2] Plus près de nous, Nietzsche conseillait : « Nous devons redouter celui qui se hait lui-même, car nous serons les victimes de sa rancune et de sa vengeance. Cherchons donc comment l’entraîner à sʼaimer lui-même ! » [3]

James a peu évoqué l’estime de soi. Au début du XXe siècle, le neurologue viennois Alfred Adler est le principal promoteur de l’idée que le désir d’être reconnu et valorisé par autrui est une motivation essentielle de l’être humain.

Julie Lebrun, Louise Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842)

Une idée de plus en plus populaire L’estime de soi est devenue un thème essentiel de la psychologie américaine dans les années 1960. Le psychothérapeute Carl Rogers y a largement contribué. Formé à la psychanalyse, il s’en est éloigné en élaborant son « approche centrée sur le client1. » [4] Une de ses idées maîtresses est que l’être humain a une tendance naturelle à développer ses potentialités pour autant qu’il bénéficie durant son éducation d’une « considération positive inconditionnelle », c’est-à-dire qu’il se sente fondamentalement accepté et estimé, même si certains comportements sont désapprouvés par des adultes. Ro1 Rogers a utilisé le terme « client » plutôt que « patient » pour indiquer que la personne venant en consultation est un partenaire actif qui paie un professionnel pour l’aider à résoudre des problèmes.

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PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE

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gers a commencé par dire que cette attitude est capitale dans les relations thérapeute-clientet parents-enfants, puis a développé la même idée pour la relation enseignant-élève [5]. Roy Baumeister note que «  malheureusement, au fil du temps, la considération positive inconditionnelle est devenue l’idée que les parents et les enseignants ne devraient jamais critiquer les enfants et devraient les féliciter même pour des réalisations médiocres et banales, ou tout simplement parce qu’ils sont ce qu’ils sont. » [6]

La conviction de l’importance cruciale de l’estime de soi s’est développée surtout dans la psychologie humaniste, un courant d’allure philosophique opposé à la psychanalyse et au behaviorisme, jugés trop réducteurs et trop déterministes. L’auteur le plus célèbre est Nathaniel Branden, qui a publié en 1969 à Los Angeles The psychology of self-esteem: A new concept of man’s psychological nature. Son ouvrage a connu un succès considérable. Il écrivait que l’estime de soi est un besoin fondamental et le facteur le plus important pour comprendre le comportement, ce qu’il ne cessera de répéter. Ainsi en 1984 : « Je ne peux imaginer un seul problème psychologique qu’on ne puisse faire remonter (that is not traceable) au problème de l’estime de soi. » [7]

Dans la psychologie académique, Stanley Coopersmith, professeur à l’université de Californie à Davis, est un des premiers chercheurs célèbres sur ce thème. Il a publié en 1967, dans The Antecedents of Self-esteem, les résultats de comparaisons d’enfants sur la base de questionnaires d’estime de soi. La haute estime de soi était en corrélation avec la sociabilité et le succès scolaire. Une estime de soi moyenne était corrélée au conformisme. Une basse estime de soi s’accompagnait de faibles performances et d’une forte sensibilité aux critiques. L’éducation des enfants avec une haute estime de soi se caractérisait par la « considération positive » dont parlait Rogers, mais aussi par des règles fermes de ce qui est permis et non-permis. Les enfants avec une faible estime de soi étaient éduqués sans amour et sans limites claires aux comportements.

D’un souci personnel à un mouvement social

Durant la décennie suivante, des centaines d’études et des dizaines de livres sont parus.

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La mélancolie, Domenico Fetti (1589-1623/24)

Beaucoup de psys et un large public adhérèrent à l’idée qu’être aimé et estimé par ses parents est le facteur déterminant du développement harmonieux de l’enfant et que ne pas être « considéré positivement » génère une faible estime de soi et de nombreuses pathologies.

Le gouvernement de la Californie vota en 1986 un budget annuel de 245 000 $ pour un groupe de travail sur l’estime de soi et la création de self-esteem committees à travers toute la Californie. L’idée était que l’augmentation de l’estime de soi dans la population ferait faire d’importantes économies à l’État grâce à la diminution des échecs scolaires, de la toxicomanie, de la criminalité et des grossesses d’adolescentes. Des millions de parents et d’enseignants se mirent à faire croire aux enfants qu’ils étaient bons ou excellents dans tout ce qu’ils faisaient. La flatterie, autrefois mal vue, devenait une norme sociale.

Un premier bilan de cette politique, effectué par des chercheurs de l’université Berkeley, parut en 1989 [8]. Le préfacier affirmait à la première page : «  Beaucoup, si ce n’est la plupart, des plus importants problèmes sociaux trouvent leurs racines dans la faible estime de soi d’un grand nombre de gens qui composent la société », mais il avouait à la page 8 que les résultats ne confirmaient pas les fortes attentes du groupe de travail : les corrélations entre l’estime de soi et les comportements problématiques étaient faibles ! « Le véritable problème que nous avons à résoudre, écrivait le préfacier, est de voir comment prouver scientifiquement qu’une faible

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estime de soi est une importante variable indépendante dans la genèse de problèmes sociaux majeurs. » Cet aveu ne remit pas en question le Self-esteem Movement.

Des voix discordantes sont alors apparues, notamment de la part de l’Association for Psychological Science (qui regroupe des psychologues soucieux de scientificité). Par exemple des recherches de Roy Baumeister (université Case Western Reserve) montrèrent qu’il n’y avait pas une épidémie de manque d’estime de soi : chez une large majorité des Américains, cette estime était bonne [9].

Problèmes méthodologiques

L’estime de soi est généralement évaluée par des questionnaires. Les sujets répondent à des questions comme « Êtes-vous bon à l’école ou au travail ? », « Les gens vous apprécient-ils ? » La majorité des milliers d’études présentent des corrélations entre un score d’estime de soi et diverses variables – par exemple : une corrélation de ± 0,30 entre une bonne estime de soi et de bons résultats scolaires. L’absence de corrélation signifie une absence de causalité, tandis qu’une corrélation, surtout si elle est élevée, permet d’envisager un lien de causalité, mais sans informer sur la nature de ce lien. En l’occurrence, l’estime de soi pourrait déterminer les résultats scolaires, mais il est possible que ce soient les résultats scolaires qui

PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE

déterminent l’estime de soi. Il est également possible que la corrélation soit le résultat d’une troisième variable, par exemple l’éducation ou une disposition génétique. Des recherches longitudinales ou expérimentales (au sens fort du terme) peuvent donner une idée de la causalité : voir si renforcer l’estime de soi génère de meilleurs résultats scolaires, et examiner si l’amélioration des résultats (spontanée ou organisée méthodiquement) est suivie d’une meilleure estime de soi. Des études montrent que doper l’estime de soi ne fait pas mieux apprendre, tandis que mieux apprendre améliore l’estime de soi [10]. Les questionnaires portent généralement sur la façon dont la personne s’évalue de façon globale et habituelle. Toutefois, l’estime de soi varie en fonction des situations. Une recherche longitudinale sur plus de 9 000 Allemands conclut que l’engagement dans une relation amoureuse s’accompagne d’une nette augmentation de l’estime de soi durant un an, en moyenne, et que la rupture d’une telle relation est suivie, statistiquement, d’une baisse d’estime de soi durant la même durée [11].

Types d’estime de soi et de narcissisme

Des chercheurs distinguent l’estime de soi « authentique » (genuine) et celle « défensive » ou « trompeuse » (deceptive). La seconde se caractérise par une forte préoccupation de l’impression

La démonstration classique des variations de l’estime de soi

Des étudiants (N = 78) de l’université du Michigan sont venus à une séance de sélection pour un job d’été très attractif. Ils remplissaient des questionnaires, dont l’un d’eux portait sur l’estime de soi. Au moment où ils avaient répondu à la moitié de ce questionnaire, une secrétaire faisait entrer un candidat qui était un comparse des psychologues. Dans la moitié des cas, l’individu était soigneusement habillé et paraissait sûr de lui. À peine assis, il ouvrait un attaché-case dont il sortait un livre de philosophie. Dans les autres cas, le même personnage prenait un air stupide, était mal habillé et mal rasé.

Après l’installation du comparse, l’étudiant complétait la seconde partie du questionnaire. La plupart des sujets se sont comparés au comparse : les scores d’estime de soi ont diminué en présence de M. Propre et ont augmenté avec M. Crade. Le changement n’a pas été de même importance chez tous. Les chercheurs ont observé ce que d’autres avaient constaté pour l’anxiété, l’agressivité et l’autocontrôle : des personnes adoptent facilement des réactions différentes selon les situations, d’autres sont plus « constantes » ou « consistantes » [12].

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produite sur autrui. On la retrouve notamment chez des adolescents qui briment des camarades qui, eux, ont souvent une faible estime de soi [13]. On distingue par ailleurs l’estime de soi et le narcissisme. Le second terme caractérise une personne convaincue d’être supérieure, manifestant un besoin intense d’être admirée, exploitant les autres et manquant d’empathie. Les personnes ayant une bonne estime d’elles-mêmes ne sont pas nécessairement narcissiques, mais les personnes narcissiques ont généralement une très haute estime d’elles-mêmes. Ces dernières réagissent beaucoup plus mal aux critiques et aux vexations que celles qui ont une estime de soi « authentique », et elles sont plus facilement violentes [14]. L’évolution d’une relation avec une personne narcissique est souvent décevante : le partenaire peut être très séduit au début et finalement très déçu, la trouvant difficile à vivre [15]. Depuis quelques années, des psychologues distinguent trois types de personnalité narcissique : le type à haut fonctionnement (high-functioning narcissist), énergique, séducteur, toujours en quête de pouvoir ; le type manipulateur, agressif, malveillant ; le type fragile, envieux, anxieux, facilement déprimé [16].

Bienfaits d’une estime de soi modérée

La très forte estime de soi et le narcissisme présentent de sérieux inconvénients pour soi et pour l’entourage. Une faible estime de soi en présente également. Dans l’un et l’autre cas, les réactions agressives sont plus fréquentes que chez les personnes ayant une estime de soi modérée [17]. Des études longitudinales montrent qu’une faible estime de soi prédispose à des épisodes dépressifs [18]. Elles révèlent également qu’il est fréquent que les personnes qui souffrent d’anorexie ou de boulimie se caractérisaient déjà avant ces troubles par une faible estime de soi et un fort perfectionnisme. Celles dont l’estime de soi est particulièrement mauvaise progressent le moins lorsqu’elles font une psychothérapie [19].

De toutes les corrélations de l’estime de soi avec d’autres variables, la plus élevée est celle avec le bien-être subjectif, surtout dans les sociétés individualistes comme les sociétés occidentales [20]. Dans les sociétés collectivistes comme la japo-

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Vanité, Auguste Toulmouche (1829-1890)

naise, le bien-être est davantage dépendant de la qualité des relations interpersonnelles [21]. L’amélioration de l’estime de soi s’accompagne généralement d’un plus grand sentiment de bonheur [22]. Il semble bien y avoir un lien de causalité.

L’estime de soi est corrélée à la prise d’initiatives et d’entrée en contact avec d’autres, ainsi qu’avec la fréquence d’intervention dans des groupes [23]. À noter qu’une grande confiance dans ses capacités peut mener à l’imprudence et à des catastrophes.

Estime de soi et éducation

Depuis plusieurs dizaines d’années, l’estime de soi, l’individualisme et le narcissisme ont nettement augmenté chez les Américains et les Occidentaux. Le Self-esteem Movement a probablement joué un rôle dans cette évolution. En France, Françoise Dolto y a sans doute contribué par des slogans du genre : « L’enfant n'a pas tous les droits, mais il n’a que des droits. Les parents n’ont sur sa personne aucun droit : ils n’ont que des devoirs » [24] ; « Un enfant, aidezle à être égoïste ! Non pas que vous lui donniez l’exemple de l’être, mais aidez-le, lui, à être égoïste ! Il deviendra le plus généreux des êtres, s’il pense à ce qu’il désire, s’il va jusqu’au bout de ce qu’il désire, s’il prend le risque de ce qu’il désire. » [25] Les réseaux sociaux, avec Facebook, les selfies, etc., ont renforcé le narcissisme de la Generation Me, selon le titre d’un ouvrage de Jean Twenge,

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qui a étudié cette évolution avec une équipe de l’université San Diego [26]. Les jeunes Américains d’origine asiatique sont nettement moins touchés par l’épidémie de narcissisme que ceux d’origine européenne. Ils font preuve d’un meilleur contrôle d’eux-mêmes, une compétence sans doute apprise suite à des récompenses de comportements qui régulent des réactions impulsives. Ils obtiennent de meilleurs résultats scolaires, alors que leurs scores aux tests de Q.I. ne sont pas meilleurs [27].

Encenser des enfants indépendamment des comportements (« tu es intelligent », « tu es le meilleur », « que tu es belle ! ») renforce le narcissisme et ne fait pas travailler plus ou mieux. Par contre, enseigner des méthodes d’étude permettant d’atteindre des objectifs bien dosés améliore le sentiment d’auto-efficacité et l’estime de soi. L’idéal n’est cependant pas un enseignement programmé à tel point que tout devient facile. Au contraire, il importe que l’enfant se confronte régulièrement à des difficultés et cherche à surmonter des échecs [28].

On a cru que le culte de l’estime de soi allait résoudre nombre de problèmes psychologiques et sociaux. Ce faisant, on les a aggravés. Il y a mieux à faire : l’apprentissage de la gestion de soi, de l’effort méthodique, de l’étude régulière, de l’écoute des autres… avec comme conséquences un sentiment d’estime de soi et de bien-être. //

PSYCHOLOGIE SCIENTIFIQUE

Personality, 1989, 57:547-579. [10] Skaalvik E, Hagtvet K, “Academic achievement and selfconcept: An analysis of causal predominance in a developmental perspective”, Journal of Personality and Social Psychology, 1990, 58:292-307. [11] Luciano E, Orth U, “Transitions in romantic relationships and development of self-esteem”, Journal of Personality and Social Psychology, 2017, 112:307-328. [12] Morse S, Gergen K, “Social comparison, self-consistency and the concept of self”, Journal of Personality and Social Psychology, 1970, 16:149-156. [13] Salmivalli C et al., “Self-evaluated self-esteem, peerevaluated self-esteem, and defensive egotism as predictors of adolescents’participation in bullying situations”, Personality and Social Psychology Bulletin, 1999, 25:1268-1278. [14] Bushman B, Baumeister R, “Threatened egotism, narcissim, self-esteem, and direct and displaced aggression”, Journal of Personality and Social Psychology, 1998, 75:219-229. [15] Wurst S et al., “Narcissism and romantic relationships”, Journal of Personality and Social Psychology, 2017, 112:280-306. [16] Cottraux J, Tous narcissiques, Odile Jacob, 2017, 228 p. [17] Rasmussen K, “Entitled vengeance. A meta-analysis relating narcissism to provoked aggression”, Aggressive Behavior, 2016, 42:362-379 – Donnellan M et al., “Low self-esteem is related to aggression, antisocial behavior and delinquency”, Psychological Science, 2005, 16:328-335. [18] Sowislo J, Orth U, “Does low self-esteem predict depression and anxiety? A meta-analysis of longitudinal studies”, Psychological Bulletin, 2013, 139:213-240. [19] Van der Ham T et al., “Personality characteristics predict outcome of eating disorders in adolescents: a 4-year prospective study”, European Child and Adolescent Psychiatry, 1998, 7:79-84. [20] Baumeister, R. et al., Op. cit., p. 37. [21] Diener E, Diener M, “Cross-cultural correlates of life satisfac-

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[9] Baumeister R, Tice D, Hutton D, “Self-presentational motiva-

d’esprit. Une nouvelle psychologie de la réussite, Trad., Mardaga,

tions and personality differences in self-esteem”, Journal of

2010, 312 p.

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Rubrique réalisée par Brigitte Axelrad

Quel est votre premier souvenir d’enfance ? Cecily – Je tiens un journal pour y écrire tous les merveilleux secrets de ma vie. Si je ne les transcrivais pas, je les oublierais certainement. Miss Prism – La mémoire, ma chère Cecily, est le journal dont nous ne nous séparons jamais. Cecily – Oui, mais le mien contient presque toujours le récit de choses qui ne sont jamais arrivées, et qui d’ailleurs n’auraient jamais pu arriver.

L’importance d’être Constant (The Importance of Being Earnest)

C

e qui n’était qu’une intuition sous la plume d’Oscar Wilde a été démontré plus tard par les recherches en psychologie expérimentale d’Elizabeth Loftus, qui a été la première à débusquer dès 1974 les souvenirs de « choses qui ne sont jamais arrivées », ouvrant ainsi la voie à des centaines d’études qui ont reproduit et étendu ces résultats. Avec d’autres chercheurs, elle a montré que l’on peut implanter des faux souvenirs, ce qui suggère que les souvenirs ne sont pas toujours vrais et encore moins ceux de notre enfance.

Pluto m’a léché quand j’étais petit…

Imaginer un événement de l’enfance renforce la conviction qu’il a bien eu lieu. Des expériences paradigmatiques célèbres comme « Perdu dans un centre commercial » (1995) conduites par E. Loftus et J. Pickrell puis reproduite [1] en 1997 par J. Coan, ou encore « La vitre cassée » (1996), l’ont mis en évidence. Dans cette dernière expérience, lorsque les chercheurs ont demandé : « Lorsque vous étiez enfant, avez-vous brisé une vitre ? Imaginez la scène avant de répondre ! », les sujets ont retrouvé plus fréquemment un tel « souvenir » que lorsqu’on leur a posé la question directe : « Avez-vous cassé une vitre dans votre enfance ? » Plus encore, si la question comportait un mot qui nécessitait d’être déchiffré comme par exemple « avoir brisé une “tvrei” avec un ballon » (au lieu de « vitre »), les sujets affirmaient avoir plus de certitude encore d’avoir vécu cet événement [2].

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Oscar Wilde (1895)

D’autres expériences plus récentes ont montré que la présentation d’images truquées pouvait modifier notre vision du passé. En effet, les images truquées créent une illusion de familiarité avec les faits et constituent des sources d’information perçues comme crédibles. Notamment dans l’expérience « Le voyage en ballon » (1998), K. Wade, M. Garry, D. Read et S. Lindsay ont inséré une photo du sujet enfant avec un membre de sa famille dans celle d’une montgolfière en vol. Après avoir été exposés à cette photo, la moitié des sujets ont été persuadés d’avoir fait ce vol en ballon et ont raconté ce « souvenir » avec quantité de détails sensoriels [3]. Dans l’expérience « Bugs Bunny à Disneyland » (2002), K. Braun, R. Ellis et E. Loftus ont incrusté l’image de Bugs Bunny, le lapin facétieux, dans une affiche publicitaire du parc Disney. Au bout de quelques mois, on a observé le bunny effect. Plus de 60 % des personnes adultes testées, qui étaient allées à Disneyland dans leur enfance, se sont rappelées y avoir serré la main de Bugs Bunny, 50 % l’avoir serré dans leurs bras, 69 % lui avoir touché l’oreille. Or, ce souvenir est impossible : Bugs Bunny appartient à la Warner Bros, concurrente de Disney. Les chercheurs ont conduit d’autres expériences sur des souvenirs improbables, tels qu’avoir été léché, avec dégoût, par Pluto. Après avoir nié l’événement au départ, 30 % des sujets ont affirmé en avoir le souvenir et ont refusé d’acheter les gadgets à l’effigie de Pluto !

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Une inondation, John Everett Millais (1829-1896)

Ces expériences ont mis en évidence le phénomène d’«  inflation de l’imagination  », qui se produit naturellement à notre insu lorsque nous imaginons avoir vécu un événement fictif. Ce procédé appelé « faux souvenirs enrichis » consiste à introduire expérimentalement des souvenirs autobiographiques faux dans des souvenirs autobiographiques vrais. Notre imagination renforce alors notre confiance en ce que l’événement s’est réellement produit dans notre enfance [4]. Généralement, les participants à ces expériences n’admettent pas aisément que ce qu’ils ont cru être de vrais souvenirs ne l’étaient pas. Mais, dans la vie réelle, nous n’avons que rarement l’opportunité de prendre conscience de la fausseté de nos souvenirs d’enfance.

J’étais dans mon landau…

Le landau est un thème récurrent des souvenirs d’enfance. En 1946, Jean Piaget, connu pour ses travaux sur le développement de l’intelligence chez l’enfant, avait raconté son tout premier souvenir d’enfance en ces termes : « Un de mes plus anciens souvenirs daterait, s’il était vrai, de ma seconde année. Je vois encore, en effet, avec une grande précision visuelle, la scène suivante à laquelle j’ai cru jusque vers 15 ans. J’étais assis dans une voiture de bébé, poussée par une nurse, aux Champs-Elysées (près du Grand Palais),

lorsqu’un individu a voulu m’enlever [...] Je vois encore toute la scène et la localise même près de la station du métro. Or, lorsque j’avais environ 15 ans, mes parents reçurent de mon ancienne nurse une lettre leur annonçant sa conversion à l’Armée du Salut, son désir d’avouer ses fautes anciennes et en particulier de restituer la montre reçue en récompense de cette histoire, entièrement inventée par elle (avec égratignures truquées). J’ai donc dû entendre comme enfant le récit des faits auxquels mes parents croyaient, et l’ai projeté dans le passé sous la forme d’un souvenir visuel, qui est donc un souvenir de souvenir, mais faux ! Beaucoup de vrais souvenirs sont sans doute du même ordre. » [5]

Se rappeler avoir fait l’objet d’une tentative d’enlèvement en deçà de l’âge de trois ans, même si le caractère exceptionnel de l’événement plaiderait pour sa véracité, a toutes les chances d’être un faux souvenir du fait, entre autres, de l’immaturité du cerveau à cet âge.

D’après le rapport d’une étude récente sur les souvenirs d’enfance, les personnes à qui l’on demande d’en raconter évoquent souvent des souvenirs liés à leur petite enfance dont le thème central est un landau. Martin Conway, l’un des scientifiques de l’université de Londres, co-auteur du rapport, le confirme : « Dans notre étude, nous avons demandé aux gens de se rappeler le Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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tout premier souvenir dont ils se souvenaient réellement. [...] Lorsque nous avons examiné les réponses des participants, nous avons constaté que bon nombre de ces “premiers souvenirs” étaient souvent liés à la petite enfance, et un exemple typique serait un souvenir basé sur un landau. » [6]

Le landau ou la voiture d’enfant ont sans doute été évoqués dans les histoires racontées par les mères et l’imagination a fait le reste en associant à cette image d’autres images. Les souvenirs d’enfance sont souvent des images éphémères, difficiles à dater, sans structure narrative, sans avant ni après. Pourtant certaines personnes affirment pouvoir se souvenir clairement des événements de la première année ou des deux premières années de leur vie, voire de leur naissance. Certains vont encore plus loin et affirment pouvoir se souvenir de leur vie intra-utérine. Par exemple, le 10 avril 2012, lors du procès de l’humanothérapeute Benoît Yang Ting accusé de manipulation mentale par deux anciens patients, Bernard T., consultant en management et Sophie P., avocate, Bernard T. avait raconté qu’il s’était « souvenu » au cours de sa thérapie des tentatives de sa mère pour avorter au moyen d’une aiguille à tricoter « bleue », quand elle était enceinte de lui [7].

de nous ne s’est pas projeté dans cette scène, s’imaginant même avec effroi être à la place de la mère ou dans le landau à la place du bébé ? Dans ce cas, imaginons que, si la scène avait été réelle, le bébé devenu grand ait gardé le souvenir de cette chute et raconte plus tard qu’il se revoit dans le landau en train de tomber. Ce serait un faux souvenir pour deux raisons, d’une part parce que l’événement est inventé et d’autre part parce que l’on ne peut pas plus « se revoir » que se voir soi-même comme on voit un autre, contrairement à ce qu’on croit souvent. On fait même parfois de cet argument une preuve que le souvenir est vrai : « C’est vrai, je me revois en train de tomber... ». Et l’on croit que les détails précis qu’on en donne accréditent ce souvenir. Ce ne serait pas bien éloigné de beaucoup de nos souvenirs d’enfance, qui sont en réalité des reconstructions imaginaires du passé. Cela fait partie de ce qu’E. Loftus et J. Shaw2 appellent « les illusions de la mémoire ». En 1975, Loftus et Palmer avaient mis en évidence ces illusions dans une expérience sur le témoignage [8].

Martin Conway précise : « Ce n’est qu’à 5 ou 6 ans que nous formons des souvenirs analogues à ceux d’un adulte en raison de la façon dont le cerveau se développe et de notre compréhension évolutive du monde. » Nous utilisons naturellement, quand nous nous rappelons certains événements, l’« inflation de l’imagination » mise en évidence expérimentalement et les souvenirs d’enfance s’organisent souvent, d’après les chercheurs, autour de certains thèmes que l’on rencontre dans de nombreux romans et films. Dans le prolongement de cette idée, ceux qui ont vu le film d’Eisenstein, Le cuirassé Potemkine (1925)1, n’ont sans doute jamais oublié la scène célèbre d’une mère qui tombe et meurt sur le sol, lâchant un landau qui dévale inexorablement les marches d’un escalier. Dans la réalité, cette scène n’a jamais eu lieu. Eisenstein l’avait utilisée pour frapper l’imagination, ajouter un effet dramatique au film. Mais qui

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Un sommeil bien gardé, Hermann Knopf (1870-1928)

1 Le cuirassé Potemkine est un film soviétique muet réalisé par Sergueï Eisenstein en 1925. Il traite de la mutinerie du cuirassé Potemkine en 1905, de l’insurrection et de la répression qui s’ensuivirent dans la ville. La scène la plus célèbre du film est le massacre de civils sur les marches de l’escalier monumental d’Odessa. Mais cette scène n’a en réalité jamais eu lieu. 2 Julia Shaw est chercheuse associée à l’University College London. Elle est l’auteure de The Memory Illusion: Remembering, Forgetting, and the Science of False Memory (2017), traduit en 14 langues.

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Je me souviens du jour de ma naissance… … et pourtant, ce souvenir est impossible. En effet, durant la première année de la vie, l’hippocampe, qui joue un rôle important dans le stockage des informations en mémoire, n’est pas suffisamment développé pour organiser des souvenirs pouvant être récupérés à l’âge adulte. En 1999, N. Spanos, C. Burgess, C. Samuels et W. Blois avaient réussi à implanter des faux souvenirs d’événements supposés se passer un jour après la naissance [10].

Têtes d'anges : Mlle Frances Gordon, Joshua Reynolds (1723-1792)

C’est un fait que nous avons déjà bien du mal à voir ce que nous avons sous les yeux. C’est ce que montrait le test du gorille invisible (The Invisible Gorilla) mis au point en 1999 par C. Chabris et D. Simons, deux chercheurs en psychologie cognitive de l’université Harvard surnommés depuis The Gorilla Guys, qui avaient mis en évidence ce qu’ils ont appelé « la cécité d’attention » [9]. Cela rend encore plus douteux le souvenir d’une telle vision.

Dans le test du gorille invisible, la consigne donnée aux participants était de regarder attentivement une vidéo où deux équipes de joueurs de basket, l’une habillée en blanc, l’autre en noir, se lançaient un ballon, et de compter le nombre de passes entre les membres de l’équipe des blancs. Pendant la partie, une personne déguisée en gorille traversait la scène de droite à gauche en se frappant la poitrine avec ses poings. On demandait ensuite aux participants combien de passes ils avaient comptées et s’ils avaient vu quelque chose qui sortait de l’ordinaire. Environ 50 % d’entre eux n’avaient pas vu passer le gorille. Ce test illustre la limite de nos ressources attentionnelles : quand nous effectuons une tâche qui requiert toute notre attention, comme de compter le nombre de passes du ballon, nous pouvons difficilement prendre en compte un stimulus inattendu, comme le passage du gorille. Ce phénomène cognitif est connu sous le nom de « cécité d’inattention » (inattentional blindness).

En juillet 2018, une étude (déjà citée plus haut, voir [6]) intitulée « Fictional First Memories » portant sur les souvenirs d’enfance a été publiée dans la revue Psychological Science. Conduite par des chercheurs des universités de Londres, Bradford et Nottingham Trent, elle montre que 38,6 % des 6 641 participants ont révélé avoir des souvenirs remontant à l’âge de deux ans et pour 893 d’entre eux des souvenirs remontant à l’âge d’un an ou moins et même à la vie intra-utérine. Il a été demandé aux participants de raconter leur premier souvenir de façon détaillée, en précisant l’âge auquel ils pensaient l’avoir mémorisé. On leur a indiqué que le souvenir devait être personnel, qu’il ne devait pas être inspiré par une source autre que l’expérience directe, telle que, par exemple, une photographie ou une histoire racontée par la famille. Les chercheurs ont ensuite examiné le contenu, la formulation, la nature et les détails des premiers souvenirs des personnes interrogées, puis, en se basant sur ces éléments, ils ont recherché les raisons permettant d’expliquer pourquoi le souvenir évoqué remontait à un âge auquel les recherches montrent qu’il n’a pas pu se former.

Pour la majorité des souvenirs datant d’un âge antérieur à deux ans, les chercheurs font l’hypothèse que ces souvenirs reposent à la fois sur des fragments d’expérience conservés en mémoire et sur des faits ou des connaissances ayant rapport à leur petite enfance ou à leur enfance, inspirés par des photographies ou des discussions familiales. M. Conway, directeur du Centre d’étude de la mémoire de l’université de Londres et co-auteur du rapport avec S. Akhtar, chercheuse associée de l’université de Bradford, écrit : « Par conséquent, Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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Bébé endormi, Mihály Munkácsy (1844-1900)

le souvenir que l’on évoque en se remémorant ces premiers souvenirs serait, non pas un véritable souvenir, mais une représentation mentale consistant en l’association de fragments mémorisés d’expériences précoces et de faits ou de connaissances ayant trait à notre enfance. Au fil du temps, ces représentations mentales étant progressivement vécues comme un événement passé quand elles surgissent à notre esprit, l’individu en vient à les considérer simplement comme un souvenir, et à en associer étroitement le contenu à un moment particulier. Il est à noter, à ce titre, que les souvenirs fictifs les plus précoces sont plus fréquents chez les adultes d’âge moyen et les personnes âgées, groupe au sein duquel quatre individus sur dix ont des souvenirs fictifs de leur enfance. » Il précise : « Ce qui est essentiel, dans tout cela, c’est que la personne croyant se souvenir de cette scène ignore qu’elle est fictive. D’ailleurs, lorsqu’on lui dit que le souvenir est faux, elle a du mal à l’admettre. Pour comprendre cette conclusion, il faut bien se dire que les mécanismes de mémorisation sont très complexes, et que nous ne commençons à former des souvenirs semblables à ceux des adultes qu’aux alentours de cinq ou six ans, le temps que le cerveau se développe et que notre compréhension du monde atteigne un certain degré de maturité. »

L’amnésie infantile ne s’explique pas par le « refoulement inconscient » Freud pensait que l’amnésie sur les premières années de notre vie était due au refoulement de la sexualité infantile. Selon lui, cette amnésie durait jusqu’à la puberté. Par la suite, les souvenirs enfouis dans l’inconscient pouvaient ressurgir inchangés, comme des photographies fidèles du passé. Or cette théorie est infirmée par les recherches en neurosciences [11].

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Elles montrent que le phénomène d’amnésie infantile est un des résultats de la construction de la mémoire et du langage et se produit sur une période où l’enfant ne peut pas mettre de mots sur ses expériences personnelles et ne peut donc pas les raconter [12]. Les adultes peuvent se rappeler des souvenirs d’enfance, mais les plus anciens remontent à l’âge de trois ou quatre ans, lorsqu’on peut les vérifier, et ne peuvent être authentifiés qu’à partir de six ou sept ans.

En 1896, V. et C. Henri firent la première enquête sur la date et le contenu des premiers souvenirs d’enfance. Ils demandèrent à des adultes de rappeler et de dater leur plus ancien souvenir. Certains ont rapporté des souvenirs d’enfance de six à huit mois, alors que d’autres étaient incapables de se rappeler tout ce qui s’est passé avant leur huitième anniversaire. L’âge moyen des premiers souvenirs des adultes était d’environ trois ans et un mois [13]. Dans les années 1940, aux États-Unis, l’intérêt pour ce thème fut relancé sous l’influence de la psychanalyse. C’est ainsi qu’en 1948, S. Waldfogel mena une enquête sur 124 étudiants qui rapportèrent 486 souvenirs. Il leur demanda d’enregistrer tous les souvenirs qu’ils pourraient se rappeler des huit premières années de leur vie, et d’estimer leur âge à l’époque où chaque événement s’était produit. Leur plus ancien souvenir se situait entre deux et quatre ans. L’étude confirma que

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les souvenirs rappelés dépendaient à la fois du développement du vocabulaire de un à sept ans et de la capacité à raconter un événement à partir de quatre ans. Elle mit aussi en évidence que la plupart des premiers souvenirs étaient des images visuelles associées à des émotions fortes, aussi bien positives que négatives, telles que la joie, la tristesse, la peur, etc. [14] Les enquêtes ultérieures confirmèrent que l’évolution des souvenirs était fonction du développement général de l’enfant et que l’amnésie infantile était liée au manque d’éléments de représentation linguistique et non pas au refoulement inconscient, qui n’a jamais pu être prouvé de manière empirique.

Nous signalons volontiers

Le 10 octobre 2017, C. French dans un article intitulé “(False) Memories of Childhood” et publié dans The Skeptic magazine, a écrit : « Toutes les preuves soutiennent fortement l’idée qu'il n’est tout simplement pas possible d’encoder des souvenirs autobiographiques précis et détaillés au cours des deux premières années de la vie, proba-

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blement parce que le cerveau n’est tout simplement pas assez mature pour le faire. De plus, à cet âge, nous n’avons pas les compétences linguistiques jugées nécessaires pour produire la structure narrative qui caractérise les souvenirs ultérieurs. » [15]

L’évanescence des souvenirs

Les chercheurs sur le fonctionnement de la mémoire utilisent souvent des métaphores pour rendre compte de l’évanescence et de la déformation des souvenirs. Dans Le syndrome des faux souvenirs et le mythe des souvenirs refoulés, E. Loftus évoque ainsi le caractère insaisissable de la mémoire : « Représentez-vous votre esprit comme une bassine pleine d’eau claire. Imaginez chaque souvenir comme une cuillerée de lait versée dans l’eau. Chaque esprit adulte contient des milliers de ces souvenirs mélangés… Qui parmi nous pourrait prétendre séparer l’eau du lait ? » [16]

J. Shaw rapporte d’autres métaphores. Certains chercheurs comparent le souvenir à un message

LA PSYCHOLOGIE DE LA CONNERIE Jean-François Marmion (dir) - Éditions Sciences Humaines, 2018, 384 pages, 18 € Un monde sans connards est possible ! En fait, non. Désolés. Mais ça n'empêche pas d'y réfléchir. La connerie, chacun la connaît : nous la supportons tous au quotidien. C'est un fardeau. Et pourtant les psychologues, spécialistes du comportement humain, n'ont jamais essayé de la définir. Mieux la comprendre pour mieux la combattre, tel est l'objectif de ce livre, même si nous sommes vaincus d'avance.

Des psys de tous les pays, mais aussi des philosophes, sociologues et écrivains, nous livrent ici leur vision de la connerie humaine. C'est une première mondiale. Et peut-être une dernière, profitez-en !

Sous la direction de Jean-François Marmion, psychologue et rédacteur en chef de la revue Le Cercle Psy.

Avec les contributions de : Dan Ariely, Brigitte Axelrad, membre du Comité de rédaction de Science et pseudo-sciences, Laurent Bègue, Claudie Bert, Stacey Callahan, JeanClaude Carrière, Serge Ciccotti, Jean Cottraux, Boris Cyrulnik, Antonio Damasio, Sebastian Dieguez, Jean-François Dortier, Pascal Engel, Howard Gardner, Nicolas Gauvrit, Alison Gopnik, Ryan Holiday, Aaron James, François Jost, Daniel Kahneman, Pierre Lemarquis, Jean-François Marmion, Patrick Moreau, Edgar Morin, Tobie Nathan, Delphine Oudiette, Emmanuelle Piquet, Pierre de Senarclens, Yves-Alexandre Thalmann. D’après la présentation de l’éditeur

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écrit sur le sable qu’une vague viendrait effacer. La vague représenterait le temps, et le sable, le réseau de cellules cérébrales qui forment un souvenir. L’oubli serait l’œuvre de la vague. D’autres s’intéressent plus à la déformation des souvenirs et aux faux souvenirs. Selon eux, le souvenir subirait des interférences comme si un enfant avec sa propre expérience venait écrire par-dessus, laissant dans le cerveau une nouvelle information. Cela déforme le souvenir, rend le message plus difficile voire impossible à lire. L’un et l’autre de ces aspects de la mémoire, effacement dans l’oubli et déformation dans le faux souvenir, sont complémentaires [17].

Une des croyances erronées les plus courantes est que la mémoire humaine fonctionnerait comme un enregistreur ou une caméra vidéo stockant avec précision les événements vécus [18]. Au contraire, les travaux sur le fonctionnement de la mémoire montrent qu’elle est malléable et reconstructible. E. Loftus dit : « Nos souvenirs sont constructifs et reconstructifs. Ils fonctionnent un peu comme une page de Wikipédia : vous pouvez les changer mais d’autres peuvent le faire aussi. » [19]

Plus encore, on ne peut pas faire la différence entre un vrai et un faux souvenir en l’absence d’une corroboration ou confirmation indépendantes du récit. Tous les critères invoqués tels que la vivacité du souvenir, la précision des détails, la force de la conviction ne sont pas des preuves que les souvenirs sont vrais ou faux. Au contraire, il est scientifiquement prouvé que plus un souvenir est vif et détaillé et moins il a de chances d’être vrai [20].

Ce qui est certain, c’est que Pluto n’a jamais pu vous lécher, c’est une peluche. Vous n’avez pas rencontré Bugs Bunny à Disneyland, il appartient à la Warner Bros. Mais êtes-vous sûr que vous ne vous êtes jamais perdu dans un centre commercial ? Notre mémoire nous joue des tours. Il nous revient d’en prendre conscience et d’apprendre à les déjouer. //

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Références

[1] Coan JA, “Lost in a Shopping Mall: An Experience with ontroversial Research”, Ethics & Behavior, 1997, 7:271-284. [2] Garry M, Manning CG, Loftus EF, Sherman SJ, “Imagination Inflation: Imagining a Childhood Event Inflates Confidence that it Occurred”, Psychonomic Bulletin & Review, 1996, 3:208-214. [3] Wade KA, Garry M, Read JD, Lindsay DS, “A picture is worth a thousand lies”, Psychonomic Bulletin and Review, 2002, 9:471-482. [4] Loftus EF, « Les illusions de la mémoire ». Paper presented at the Great Conference to mark the 450th anniversary of the University of Geneva, 2006. [5] Piaget J, La Formation du symbole chez l’enfant, Delachaux & Niestlé, 1946 (5e éd., 1970), p. 199. [6] Akhtar S, Justice LV, Morrison CM, “Fictional First Memories”, Psychological Science, 2018, 10, doi:10.1177/0956797618778831. [7] « Ébloui par Freud… il fait payer le patient », juin 2012. Sur pseudo-sciences.org [8] Johnson C, Scott B, “Eyewitness testimony and suspect identification as a function of arousal, sex or witness and scheduling of interrogation”. Paper presented at the American Psychological Association, 1976 [9] « Le test du gorille invisible », SPS n° 312, avril 2015. [10] Spanos NP, Burgess MF, Samuels C, Blois WO, “Creating false memories of infancy with hypnotic and non-hypnotic procedures”, Applied Cognitive Psychology, 1999, 65:1237-242. [11] French C, “Explainer: what are false memories?”, The Conversation, 22 octobre 2015. [12] Bauer PJ, “Constructing a past in infancy: a neuro-developmental account”, Trends Cogn Sci., 2006, 10:175-81. [13] Henri V, Henri C, « Enquête sur les premiers souvenirs de l›enfance », L’Année psychologique, 1896, 3, 1re partie (« Mémoires originaux »), 184-198. [14] Waldfogel S, “The frequency and affective character of childhood memories”, Psychological Monographs: General and Applied, 1948, 62:i-39. [15] French C, “(False) Memories of Childhood: Part 1”, The Skeptic magazine, 10 octobre 2017. [16] Loftus E, Ketcham K, Le syndrome des faux souvenirs et le mythe des souvenirs refoulés, Ed. Exergue, 1997, p. 22. [17] Shaw J, “Why Do We Forget?”, Scientific American, 12 septembre 2016. Sur blogs.scientificamerican.com [18] Lilienfeld SO, Lynn SJ, Ruscio J, Beyerstein BL, 50 Great Myths of Popular Psychology, Wiley Blackwell, 2012. [19] Loftus E, The fiction of memory, TED, 2013. [20] Talarico JM, Rubin DC, “Confidence, not consistency, characterises flashbulb memories”, Psychological Science, 2003, 14:455-461.

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L’intégrité scientifique Hervé Maisonneuve est médecin de santé publique. Il est consultant en rédaction scientifique et anime le blog Rédaction médicale et scientifique (redactionmedicale.fr).

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Le grand public et les essais cliniques

Les essais cliniques, dans le cadre d’une médecine fondée sur les preuves, sont le point de passage obligé pour toute évaluation, que ce soit d’un médicament, d’une stratégie diagnostique ou thérapeutique ou encore d’une technique chirurgicale. Il s’agit d’études expérimentales dans lesquelles des chercheurs appliquent le traitement ou la technique à évaluer sur un groupe de patients et observent les conséquences par comparaison avec un groupe témoin [1]. Un essai clinique engage donc non seulement des professionnels de santé, mais également des participants, patients atteints d’une pathologie ou personnes en bonne santé. Les essais cliniques sont d’intérêt général car ils déterminent la qualité des soins qui seront prodigués.

Un cadre éthique, connu sous le nom de « Déclaration d’Helsinki », a été mis en place en 1964 par l’Association médicale mondiale (AMM) et s’est ensuite régulièrement enrichi [2]. Il reconnaît l’importance de la recherche médicale pour faire progresser la connaissance scientifique et stipule que la santé du patient « prévaudra sur toutes les autres considérations ». Mais, audelà, la déclaration indique qu’à partir du moment où les recherches impliquent des êtres humains, « les chercheurs, auteurs, promoteurs, rédacteurs et éditeurs ont tous des obligations éthiques concernant la publication et la dissémination des résultats » (article 36). En effet, associer le public aux essais cliniques est une responsabilité qui suppose que les participants soient informés des risques éventuels, bien évidemment, mais également des objectifs de la recherche. Cela concerne à la fois les résultats « positifs » (l’hypothèse a été validée) et ceux dits « négatifs » ou « non concluants » (sans conclusion statistiquement significative). La déclaration précise également (article 35) que «  toute recherche impliquant des êtres humains doit être enregistrée dans une banque de données accessible au public avant que ne soit recrutée la première personne impliquée dans la recherche ». En 2004, l’OMS a été sollicitée pour mettre en place un point d’accès unique sous la forme d’un « système d’enregistrement international des essais cliniques » (ICTRP) et, dans ses recommandations, précise que les résultats des essais cliniques devront tous être rendus Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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publics dans les douze mois après la dernière visite du dernier patient (publication dans une revue scientifique ou sur un site Internet d’une agence, d’un industriel des produits de santé ou d’une institution) [3]. Qu’en est-il dans la réalité ? Et quelle perception en a le grand public ?

Une équipe du Centre de recherche sur la participation à la recherche clinique à Boston (CISCRP), financé par douze entreprises pharmaceutiques, mène depuis 2013 une enquête bisannuelle afin de comprendre les perceptions du public. La dernière campagne (2017) a porté sur un échantillon de 12 467 individus (dont 2 194 avaient participé à un essai clinique) répartis dans 68 pays [4]1. Si 85 % des personnes interrogées pensent que la recherche clinique est très importante pour découvrir et dévelop-

per de nouveaux médicaments, 59 % ne sont pas capables de citer un lieu où ces études sont faites. La presque totalité (90 %) pense que la recherche clinique est sans risque. La plupart des personnes (près de 75 %) se déclarent disposées à participer à un essai clinique, mais près de 45 % indiquent que cette possibilité est rarement évoquée lorsqu’elles discutent avec leur médecin des traitements ou des médicaments à mettre en œuvre. Enfin, la participation à un essai clinique est perçue comme contraignante (près de la moitié des participants impliqués dans un essai en 2017 ont souligné que ceci avait perturbé leur vie quotidienne). L’obligation de publication est-elle vraiment respectée ? // 1 Reste à déterminer dans quelle mesure ces résultats portant sur

une moyenne de 68 pays sont applicables à la France.

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La publication des résultats Une étude portant sur 355 essais cliniques (405 000 participants) révèle que, près de 27 mois après leur fin, à peine la moitié (176 essais) avait donné lieu à des publications dans des revues scientifiques. Et 42 essais, sans avoir été publiés, ont toutefois vu leurs résultats reportés dans une base de données institutionnelle [5]. Les auteurs estiment qu’au bout de quatre ans, les résultats de 82 % des études portant sur 90 % des participants seront disponibles. Une autre étude portant sur 585 essais industriels et académiques enregistrés dans la base américaine clinicaltrials.gov et terminés en janvier 2009 a constaté que, quatre ans après, 171 d’entre eux (29 %) n’ont eu droit à aucune publication. Cela concerne près de 300 000 participants. Et 133 essais n’avaient même pas eu de données déposées dans le registre [6].

L’analyse d’une base de données de la Food and Drug Administration (l’agence américaine

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de l’alimentation et des produits de santé) [7] montre que seulement 61 % des 1 794 essais

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déclarés au 28 novembre 2018 ont rendu leurs résultats publics dans les douze mois après la fin de l’étude. Le même travail sur le registre européen EUCRT (European Union Clinical Trials Register) [8] révèle que, au 18 novembre 2018, 52 % des 7 846 essais enregistrés ont rendu publiques leurs données dans les douze mois suivant la fin de l’essai. Ce site détaille les essais par institutions, et montre que les taux de déclaration des industries du médicament sont toujours supérieurs à 90 % ; ceux des centres universitaires et hôpitaux sont en général inférieurs à 20 %. Il est probable que les industries respectent mieux les recommandations, mais cela explique-t-il toute la différence ?

En France, les données existent probablement mais ne sont pas publiques. Le Comité national de coordination de la recherche (CNCR) fait un excellent travail pour informer le public sur la recherche clinique menée dans les établissements de santé [9]. Les hôpitaux communiquent largement sur la qualité de la recherche clinique française, et ils ont bien raison : cette recherche est excellente et les infographies sont bien faites. Chaque année en France, plus de 115 000 patients sont inclus dans des études cliniques. Mais le CNCR n’indique pas combien d’entre eux ont participé à des essais dont les résultats sont restés cachés… Le CNCR se félicite du nombre de publications liées à la recherche clinique (1 400 publications entre 2015 et 2017). Cet indicateur n’est cependant pas pertinent, car le volume de publication ne garantit ni l’exhausti-

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vité des résultats rapportés, ni la qualité de la recherche menée. Les chercheurs devraient en priorité répondre aux attentes des citoyens, en faisant des recherches sans se soucier de leur valeur marchande sous forme de publications. Peut-on accepter que des patients donnent leur temps et prennent des risques sans jamais savoir si leur participation a servi à quelque chose – que les résultats soient positifs ou non ? Ces observations ne semblent pas attirer l’attention de la communauté scientifique, ni celle des comités d’éthique qui autorisent les essais. // Références

[1] « Témoignages, études : qui croire ? La qualité de la preuve en médecine », SPS n° 326, octobre 2018. [2] Association médicale mondiale, « Déclaration d’Helsinki. Principes éthiques applicables à la recherche médicale impliquant des êtres humains ». Sur wma.net [3] World Health Organization, “WHO Statement on Public Disclosure of Clinical Trial Results”, accès 28 novembre 2018. who. int/ictrp/results/reporting [4] Anderson A, Borfitz D, Getz K, “Global public attitudes about clinical research and patient experiences with clinical trials”, JAMA Network Open, 2018, 1:e182969. [5] Manzoli L, Flacco ME, D’Addario M et al., “Non-publication and delayed publication of randomized trials on vaccines: survey“, BMJ, 2014, 348:g3058. [6] Jones CW, Handler L et al., “Non-publication of large randomized clinical trials: cross sectional analysis“, BMJ, 2013, 29:f6104. [7] fdaaa.trialstracker.net [8] eu.trialstracker.net [9] cncr.fr

La recherche « par hélicoptère » : une pratique condamnable Le terme « recherche par hélicoptère » désigne, dans le jargon de certains chercheurs, les pratiques de collègues qui partent en Afrique faire l’acquisition de données qu’ils exploitent ensuite sans mentionner les noms des responsables de terrain. Il peut également s’appliquer à une situation plus générale : des personnes participent à une étude en tant que « sujets » et, à ce titre, sont en droit d’obtenir en retour ses résultats, tout comme les citoyens qui la financent. Un rapport américain de 335 pages

des académies nationales des sciences le souligne [1]. Son titre : « Restituer aux participants les résultats individuels des recherches : recommandations pour un nouveau paradigme de la recherche ». Ces réflexions ne s’adressent d’ailleurs pas exclusivement aux Américains.

Considérer les attentes des participants

La recherche par hélicoptère concerne essentiellement les recherches en sciences humaines et sciences du vivant (biomédicale, psycholoScience et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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gique, comportementale). Les auteurs du rapport ont limité leurs travaux aux études effectuées à partir d’échantillons collectés auprès des personnes (urine, sang, tissus, cellules…). Ainsi, les domaines concernés incluent la génétique, l’impact de l’environnement et les essais cliniques. À l’inverse, des disciplines comme les études comportementales ou la radiologie, par exemple, n’ont pas été prises en compte dans le rapport. Trois types de retours d’information aux personnes sont discutés : les résultats généraux pour tous les participants, les réponses à une demande spécifique de l’un d’entre eux, et la transmission des résultats individuels (bien que tous les participants ne soient pas obligatoirement demandeurs). La recherche devrait également sortir d’une vision paternaliste considérant que les participants ne peuvent pas comprendre. Ils ne seraient pas en mesure d’interpréter les résultats, que ces derniers soient individuels, comme dans le cas d’une recherche clinique par exemple, ou bien généraux, car étendus à l’ensemble d’une population. Une préoccupation légitime concerne les risques engendrés par la

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diffusion de données incertaines. Des résultats en attente de validation ou, plus trivialement, issus d’études de mauvaise qualité, peuvent amener à prendre des décisions importantes ou adopter des comportements inappropriés sur la base de données mal interprétées ou assimilées sans recul critique. Tous les coûts et conséquences générés par la diffusion de ces données doivent être considérés. L’ensemble des résultats doivent-ils être communiqués ? Certains ne devraient-ils pas tout simplement être exclus de la diffusion lorsqu’ils ont peu de valeur, sont trop complexes pour être assimilés ou bien d’une validité douteuse ? Ces critères sont discutables... Mais où se situent les limites et qui les fixe ? Grâce aux participants, les chercheurs disposent d’informations essentielles et de qualité sans lesquelles ils ne pourraient pas travailler. Réciprocité, respect, transparence, confiance sont des valeurs qui rendent souhaitables que les participants aux études soient les premiers destinataires des résultats. Le travail de recherche a une valeur pour l’ensemble de la société et la communication des résultats est une nécessité (même si les participants peuvent s’en désintéresser).

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Communication des résultats : avantages et risques

Le rapport met en évidence les avantages et les risques liés à la diffusion – ou à l’absence de diffusion – des résultats individuels de la recherche. Celle-ci doit intervenir dans un contexte légal préalablement bien encadré. Le rapport émet douze recommandations très détaillées, dont les principes sont : s’assurer des conditions dans lesquelles les résultats de chaque recherche seront communiqués aux participants ; vérifier la qualité des données et l’adéquation des infrastructures pour les diffuser. Par ailleurs, il invite à intégrer les besoins, les préférences et les valeurs des participants au processus de décision concernant le retour des résultats. L’organisation de ces retours devrait être soigneusement planifiée et cet engagement de transparence devrait être intégré au

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processus de recueil du consentement. Enfin, il faudrait favoriser une compréhension plus aisée des résultats, avec leurs significations et leurs limites.

Ces recommandations sont autant de points qui méritent réflexion afin d’éviter des erreurs et des conséquences inattendues. Mieux informer, tout en prenant en compte les limites de cet exercice, est toujours souhaitable. Les bénéfices pourraient être considérables, autant pour les participants que pour l’image de la science. // Références

[1] National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine, Returning Individual Research Results to Participants: Guidance for a New Research Paradigm, The National Academies Press, 2018, doi:10.17226/25094.

À la recherche de statisticiens complaisants Les chercheurs en médecine ont souvent recours, pour terminer une étude, à l’assistance de statisticiens pour réaliser le traitement mathématique des résultats obtenus. Cependant, il arrive que des études médicales fassent montre d’une rigueur insuffisante, voire d’erreurs manifestes dans l’interprétation des données. Se pourrait-il que certaines de ces situations résultent de demandes explicites de la part de chercheurs ? Pour évaluer l’ampleur du phénomène, des chercheurs américains ont eu l’idée de soumettre un questionnaire à un échantillon de 800 biostatisticiens américains tirés au sort afin de déterminer la fréquence de requêtes inadéquates reçues lors de demandes d’analyse de données [1]. Au total, 522 statisticiens ont lu le questionnaire (envoyé par e-mail via un système permettant de savoir si le destinataire avait bien ouvert le courrier), 400 réponses ont été reçues parmi lesquelles 390 étaient suffisamment complètes pour être exploitables. Ce taux de réponse de 74 % est largement supérieur à la moyenne observée dans d’autres études du même type et permet de supposer que les résultats ne souffrent pas d’un fort biais de réponse.

Le questionnaire énumérait 18 catégories de pratiques délétères en matière d’interprétation ou de présentation des résultats et les statisticiens contactés étaient invités à comptabiliser le nombre de fois, au cours des cinq dernières années, où ils avaient reçu de telles requêtes. Il leur était également demandé d’indiquer leur opinion personnelle sur le degré de gravité (sur une échelle de 0 à 5) de chaque catégorie de mauvaises pratiques. Afin de maximiser le taux de réponse, il n’a pas été demandé aux statisticiens s’ils avaient répondu à ces demandes (la crainte de s’auto-inculper aurait dissuadé certains de répondre). Les résultats sont surprenants, révélant soit une ignorance méthodologique des chercheurs, soit un manque d’intégrité visant à embellir des résultats. Certes, les deux types de violations considérées comme les plus graves (falsifier la significativité statistique d’un résultat ou bien modifier purement et simplement des données pour aboutir à la conclusion désirée) n’ont été rencontrés respectivement que par 2 % et 7 % des biostatisticiens. Mais toutes les autres violations, souvent considérées comme de la plus grande gravité, ont été rencontrées par 15 % à 55 % des statisticiens interrogés. Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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Le top 8 des 18 demandes délétères Toutes ces demandes ont été classées « très graves » par au moins 50 % des statisticiens et ont été soumises au moins une fois à au moins 20 % d’entre eux au cours des cinq dernières années.

5. Modifier une échelle de mesure pour obtenir certains résultats souhaités plutôt que de s’en tenir à l’échelle originale validée.

2. Interpréter les résultats statistiques sur la base des attentes et non des résultats réels.

7. Effectuer trop de tests statistiques choisis après avoir eu connaissance des résultats.

1. Supprimer ou modifier certaines observations pour mieux appuyer l’hypothèse testée. 3. Ne pas signaler l’existence de données clés manquantes qui pourraient biaiser les résultats.

4. Ignorer la violation d’hypothèses car les résultats pourraient devenir négatifs.

Ces observations montrent qu’une meilleure formation méthodologique des chercheurs est indispensable. L’éditorial accompagnant l’article dans les Annals of Internal Medicine remarque que ces pratiques contribuent à la mauvaise reproductibilité des recherches et qu’elles ne sont pas détectables a posteriori [2]. Il insiste également sur la nécessité d’une meilleure formation des chercheurs et, surtout, sur l’implication de statisticiens dès le début d’une étude, et non pas seulement à la fin, pour l’analyse des données. En effet, selon les mots du statisticien Donald Rubin cité dans l’éditorial : « pour une inférence causale objective, la conception l’emporte sur l’analyse ». Une bonne conception du

6. Analyser sur la base d’un calcul a posteriori, ce qui est une mauvaise pratique, en faisant en sorte que le lecteur pense que le calcul avait été fait a priori.

8. Remplacer le critère principal a priori par un critère secondaire a posteriori (demande de ne pas s'ajuster correctement pour les tests multiples).

dispositif de l’étude n’améliore pas seulement la puissance statistique (c’est-à-dire le degré de certitude avec lequel les données recueillies peuvent soutenir une hypothèse), mais elle minimise les biais et simplifie souvent l’analyse des résultats. //

Références

[1] Wang MQ, Yan AF, Katz RW, “Researcher requests for inappropriate analysis and reporting: AUS survey of consulting biostatisticians”, Annals of Internal Medicine, 2018, 169:554-558. [2] Localio AR, Stack CB, Meibohm AR et al., “Inappropriate statistical analysis and reporting in medical research: perverse incentives and institutional solutions”, Annals of Internal Medicine, 2018, 169:577-578.

Rédaction Médicale et Scientifique Retrouvez plus d’informations sur le thème de l’intégrité scientifique sur le blog : redactionmedicale.fr

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Découvrir les présupposés Véronique Delille est philosophe de formation et directrice de projets pour l’association Asphodèle penser/ouvrir (penserouvrir.com) spécialisée dans la formation et l’animation de discussions philosophiques tout public.

« Ce qui nous parle, me semble-t-il, c’est toujours l’événement, l’insolite, l’extra-ordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister que lorsqu’ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent ; les avions n’accèdent à l’existence que lorsqu’ils sont détournés […]. Il faut qu’il y ait derrière l’événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie ne devait se révéler qu’à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était toujours anormal […]. »

D

ans « Approches de quoi » [1], Georges Perec décrit très exactement ce que l’on trouve dans les médias aujourd’hui : le texte a pourtant été publié pour la première fois en 1973. Dans ce petit article, Perec évoque une part importante de la démarche critique : cultiver la curiosité et l’art de l’étonnement. Les journaux l’ennuient, avec leur lot de cataclysmes et de scandales qui, à grand bruit, ne font que masquer des questions et des indignités plus profondes, plus tenaces. Son texte n’est pas un brûlot lancé contre la presse, mais un constat : nous avons un penchant pour l’extraordinaire, l’exceptionnel, l’exotique. Et les médias flattent ce penchant. Afin de retrouver des questions qui seraient plus porteuses, d’avoir du grain à moudre et non juste du bruit, Perec cherche à « interroger l’habituel », ce qui est bien plus ardu parce que l’habitude, justement, nous le rend invisible. Ainsi, il se met en quête de ce qu’il appelle l’endotique (l’exotique de notre tout proche et non plus celui du lointain) et de l’infraordinaire (l’extraordinaire du tout

Georges Perec

petit, du quotidien) en soulevant une multitude de questions d’apparence triviale, futile. Il s’agit d’interroger à tir nourri les choses qui vont de soi, en espérant que, parmi toute cette grenaille lancée, quelque chose fera mouche.

Apprendre à identifier ce qu’en logique on appelle les présupposés relève du même projet et de la même méthode. Là aussi, l’enjeu est de saisir la trame de fond, le « ce qu’on pense déjà », l’évident, le « ce qui va sans dire ». À l’identifier, on peut alors vérifier s’il est toujours – voire a jamais été – valable. Être capable d’identifier des présupposés participe de l’autodéfense intellectuelle : c’est apprendre à résister, face à un discours, une image ou notre propre chemin de pensée, à l’attrait de la mauvaise question1. Nous proposons ici quelques éléments, suivis d’un petit exercice, partageables en famille à partir de 8 ans. 1 Wrong question ou loaded question chez les anglophones, ou erreur de type III pour Brian Dunning [2]. C’est ce qu’on appellera aussi « effet gigogne » ou plurium dans le matériel didactique du corteX [3].

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ESPRIT CRITIQUE

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Les présupposés Un présupposé diffère d’une supposition. Lorsque nous supposons quelque chose, nous savons ce que nous supposons et nous savons aussi que notre hypothèse est possiblement fausse. Lorsque nous présupposons quelque chose, nous n’avons pas conscience que nous présupposons, et nous n’imaginons pas qu’il puisse exister une alternative. Prenons un exemple trivial. Installés dans un restaurant très fréquenté alors que l’heure de la fin du service approche, on nous annonce, au moment de prendre la commande, qu’un des plats du jour, pourtant affiché au menu, est épuisé. Nous sommes un peu déçus peut-être, mais pas très étonnés : c’est le principe même du plat du jour. En fin de service, sa disponibilité n’est qu’une supposition, pas un présupposé. Par contre, en commandant un steak-frites, nous présupposons l’assiette ! Il y eut un temps une mode (révolue semble-t-il) du steak-frites servi sur une planche de bois. La première fois a été assez déstabilisante, puis nous l’avons intégrée dans les éventualités, à la carte de nos « attentes ». Aujourd’hui, on s’attend donc à (on présuppose) voir notre steak sur une assiette ou sur une planche de bois. La boîte en carton ou la planche de PVC ne figure pas dans notre horizon des possibles – jusqu’à ce qu’une nouvelle tendance, pourtant tout aussi possible que la planche de bois que nous n’avions pas imaginée avant, prenne le pas.

Dans bien des cas, nos présupposés – culturels pour une grande part – sont également partagés par les personnes qui nous entourent. Ils sont donc à la fois efficaces et invisibles  : ils nous permettent en effet d’anticiper ce qui va probablement se passer. Cependant, nos présupposés couvrent rarement toute la carte des possibles et peuvent nous confiner dans une vision trop étriquée de ce qui peut arriver : ils restreignent le champ des possibles. Plus encore, lorsque le comportement d’une personne déçoit un de nos présupposés, il y a de la surprise, mais souvent, aussi, un petit goût de jugement moral, d’écart – si ce n’est d’affront – à la norme. Nos présupposés peuvent aussi être erronés et dangereux : le recul du nombre de vaccinations en France vient du présupposé que se vacciner

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est une prise de risque, et non une protection contre un risque, ou, a minima, que le risque encouru en se vaccinant est plus grand que le risque dont le vaccin protège. L’intérêt d’identifier le présupposé permet de l’évaluer : des personnes hésitant à vacciner leur enfant l’ont finalement fait parce que quelqu’un leur a présenté de façon détaillée le risque oublié – celui encouru lorsqu’on n’est pas vacciné –, et l’éventail de toutes les personnes qu’on peut exposer à la pathologie en en étant porteur. Même lorsqu’ils sont valides, il est parfois intéressant d’identifier nos présupposés, car ils peuvent gêner nos interactions sociales. En effet, nos présupposés, avant d’être identifiés comme tels, nous donnent l’impression qu’ils sont les seuls possibles, qu’ils sont donc partagés par tout le monde. Pourtant, d’autres sont non seulement possibles, mais tout aussi valides, valables, partagés. Par exemple, nos critères d’évaluation ne sont pas toujours explicités, tant ceux-ci nous paraissent évidents. Pire, nous ne parvenons parfois pas à le faire et tombons dans la tautologie, rappelant le fameux « bon » chasseur des Inconnus [4], notamment pour les questions éthiques et épistémologiques. Il devient alors difficile de comprendre pourquoi d’autres peuvent conclure différemment sans penser qu’ils sont dans l’erreur ou idiots, ou sans tomber dans un certain relativisme de L'allégorie de la Simulation, Lorenzo Lippi (1606-1665)

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ESPRIT CRITIQUE

Scène portuaire avec un poisson, Jan van Kessel the Elder (1626-1679)

type « à chacun sa vérité ». Deux critères différents peuvent être néanmoins pertinents pour évaluer une situation, mais tant que ces critères ne sont pas identifiés, on ne peut évaluer leur degré de pertinence.

bler trivial, mais pensez à l’histoire de la classification des espèces, et récemment à Guillaume Lecointre qui a, pour la phylogénétique, rangé cette notion de poisson au placard des concepts mal taillés [4]2.

Pourquoi les dauphins sont-ils des poissons si stupides ?

Quand as-tu cessé de taquiner ta sœur ? 

Quels présupposés identifiez-vous dans cette question ? Les dauphins sont des poissons, et qu’ils sont stupides sont là deux présupposés de la question qui vous ont paru évidents, d’autant plus évidents qu’ils sont faux. Mais il y en a bien d'autres, certains sont valides, d'autres pas. Ici, on présuppose également que les poissons peuvent être stupides, qu'il y a une hiérarchie ou une gradation dans la stupidité des poissons, que les dauphins en sont au sommet, que la stupidité existe ou est a minima clairement définie et ce, également, pour des poissons ou des dauphins, qu'il y aurait une ou des raisons à la stupidité de ces derniers…

Vous êtes maintenant entraînés et aurez identifié que cette nouvelle question présuppose que la taquinerie existe, qu’elle est définie, qu’il y a eu taquinerie, qu’elle a cessé, que la personne à qui l’on s’adresse a une sœur…

Ajoutons aussi que l’on présuppose que les dauphins et les poissons existent ou, a minima, que ces concepts sont bien définis, Cela peut sem-

Il peut aussi y avoir l’idée qu’il fallait que la taquinerie cesse, qu’elle avait trop duré. C’est un présupposé d’un autre ordre. Prononcez la phrase sur un ton purement factuel, administratif : le jugement moral disparaît. Celui-ci n’est pas dans la phrase mais dans l’intonation : dans la situation que l’on présuppose donc. Il est appuyé sur une information non présente dans 2 Merci à Richard Monvoisin d’avoir attiré mon attention sur le même type de problème en phylogénétique pour « dauphin ».

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Ronde d’enfants dans un paysage, attribué à Denis Calvaert (vers 1540 -1619)

la phrase – il est donc en partie déductif – qui est que généralement, c’est dans ce cadre qu’on entend cette phrase3.

Remarquons enfin que l’on imagine souvent que la personne à qui s’adresse cette question est un frère, un garçon, le plus souvent un peu plus âgé que la sœur. Tous ces éléments sont des déductions (possiblement basées sur un préjugé) très communes, mais non des présupposés. En effet, on imagine souvent que ce sont les frères qui taquinent les sœurs, et non (ou moins) les sœurs ; que la taquinerie est réservée à l’enfance ; et dans l’enfance, qu’elle est réservée à ceux qui sont un peu plus âgés... Rares sont ceux qui imaginent deux jumelles de 81 ans, alors que rien, dans la phrase, n’indique le contraire... Un préjugé partagé n’est pas un présupposé !

Saurez-vous trouver les présupposés derrière ces trois autres questions ? : « Si tu allais au bout de l’univers, pourrais-tu passer ta main au travers ? » ; 3 Pour le présupposé de situation, certains utilisent, comme en

linguistique, le terme d’implicature conversationnelle ou contextuelle. Nous préférons garder le terme de présupposé en précisant qu’il vient de la situation. Cela permet de ne pas démultiplier les catégories et de rendre l’outil plus facilement utilisable au quotidien. Pour le présupposé de la phrase comme pour celui de la situation, on posera la même question pour le vérifier : « Est-ce que tu présupposes que... ? » ou « Pars-tu du principe que... ? ».

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« Quelles différences y a-t-il entre l’Homme et l’animal ? » ; « Que peut-on encore manger ? »

Mettre au jour les présupposés de ces phrases banales – certaines très souvent croisées dans la presse – permet de mesurer à quel point ceuxci peuvent nous empêcher de saisir le monde qui nous entoure dans sa complexité et nous faire tomber dans les pièges de la philosophie de comptoir et des fausses questions. Nous vous proposons de retrouver l’analyse des présupposés de ces questions sur le site internet de l’Afis. // Véronique Delille

Références

[1] Perec G, « Approches de quoi ? », Cause commune, 1973, 5:3-4, repris in L’infra-ordinaire, Seuil, coll. La librairie du XXe siècle, 1989, pp. 9-13. [2] Dunning B, “A Magical Journey through the Land of Reasoning Errors”, Skeptoid, Podcast #297, 14 février 2012. skeptoid.com/episodes/4297 [3] CorteX, « Petit recueil de 25 moisissures argumentatives pour concours de mauvaise foi », 21 mai 2018 (voir l’item « Le plurium, ou effet gigogne »). Sur cortecs.org [4] Les inconnus, « Les chasseurs ou l’art de la chasse », youtube.com/watch ?v=QuGcoOJKXT8 (de la 3e à la 4e minute). [5] Lecointre G, Le Guyader, Classification phylogénétique du vivant, Belin, 2001.

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Notes de lecture Rubrique coordonnée par Thierry Charpentier et Philippe Le Vigouroux

L’ASTROLOGIE EST-ELLE UNE IMPOSTURE ?

Daniel Kunth et Philippe Zarka EDP Sciences, 2018, 227 pages, 10 €

Pratiquée depuis des millénaires, l’astrologie a vu son emprise sur les êtres humains évoluer au fil des siècles. De tout temps, ceux-ci ont voulu découvrir leur destinée, et les succès de l’astronomie (prévision des phases lunaires, marées, éclipses) les amenaient tout naturellement à penser qu’une meilleure connaissance des mouvements des astres leur en donnerait les clés.

Délaissée au XIXe siècle, l’astrologie voit son influence à nouveau progresser au XXe avec l’apparition des horoscopes dans les journaux des années 30. Certains chefs d’État n’hésitent pas à s’entourer de conseillers astrologues, et aujourd’hui plus du quart de la population affirme croire aux prédictions astrologiques.

Après nous avoir livré une histoire de l’astrologie occidentale, D. Kunth et P. Zarka, tous deux astronomes, nous entraînent dans une description très détaillée de ce qu’est l’astrologie : nous apprenons ainsi la définition des principaux termes employés par celle-ci (luminaires, maisons, signes, ascendants, aspects, etc.), et les significations symboliques des relations entre ces données en fonction de leurs positions dans les constellations. Longtemps sœur de l’astronomie dont elle utilisait les techniques de description du ciel, l’as-

trologie a su profiter de la caution scientifique dont bénéficiait cette dernière, d’ailleurs plus de la moitié des Français pensent que cette discipline est une science. Mais elle a vu peu à peu croître de nombreuses contradictions dont elle n’a pas toujours su s’affranchir. Ainsi les auteurs nous expliquent clairement pourquoi les astrologues sont capables d’en balayer avec facilité les plus simples : les constellations sont tridimensionnelles, n’ont aucune réalité physique, sont de longueurs inégales le long de l’écliptique et au nombre de treize, la précession des équinoxes entraîne un décalage entre les signes et les constellations dont ils portent les noms1, le fait que le Soleil ne se lève ni ne se couche au-delà du cercle polaire ôte toute signification à la notion de maison2, et enfin le problème des horoscopes identiques (beaucoup trop de gens devraient avoir un même horoscope).

Mais ils nous montrent également que les objections plus élaborées sont difficiles et même impossibles à réfuter par les astrologues : ainsi en va-t-il de certaines incohérences, sans comp1 Selon D. Kunth et P. Zarka, les astrologues considèrent deux zodiaques : « le zodiaque sidéral attaché aux constellations et le zodiaque tropique composé de douze boîtes rectangulaires virtuelles – les signes – et inexorablement attaché au parcours du Soleil, et donc au point vernal. C’est bien évidemment dans ce dernier que les phénomènes liés à la vie terrestre (les saisons, les grandes marées) reviennent chaque année à la même période. » 2 Selon les astrologues, l’horizon divise le ciel en deux hémisphères (l’un visible, l’autre invisible). Le méridien qui passe par le zénith et les points cardinaux nord et sud divise la sphère en deux. Chacun de ces quartiers est divisé en trois sections. Les douze sections résultantes s’appellent les maisons.

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ter les innombrables prédictions non réalisées. Par exemple jusqu’au XVIIIe siècle, les « luminaires » étaient bien définis (Soleil, Lune et les cinq planètes connues à l’époque : Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne), mais les progrès de l’astronomie ont d’abord permis la découverte d’autres planètes (Uranus, Neptune, Pluton, même si celle-ci a aujourd’hui perdu son statut), obligeant les astrologues à les intégrer à leur pratique, puis d’autres corps massifs dans le Système solaire (Xéres, les satellites des planètes, ou encore des milliers d’astéroïdes et même des planètes naines). Ces avancées nouvelles empêchent aussi l’astrologie de se revendiquer comme science, faute d’intégrer ces découvertes. Mais d’autres incohérences existent : des jumeaux devraient posséder des destinées identiques. Certes, les astrologues réfutent cet argument par la divergence des vécus terrestres mais réduisent par là-même l’intérêt de leur discipline. Enfin, l’astrologie telle que nous la connaissons dans le monde occidental n’a rien de commun avec d’autres pratiques, telles que l’astrologie chinoise par exemple ; mais alors pourquoi les divinations devraient-elles différer pour un même individu suivant la méthode choisie ? Les auteurs nous décrivent également avec force détails quelques études statistiques réalisées dans le but de trouver des corrélations entre

certaines catégories de personnes (par exemple sportifs de haut niveau, scientifiques de renom, joueurs d’échec) et leurs thèmes astraux. Mais, outre que la difficulté de définir précisément ces catégories de personnes (qu’est-ce exactement qu’un scientifique de renom ?) donna lieu à d’incessantes polémiques suivant que l’on était ou non partisan de l’astrologie, les résultats furent non significatifs ou, au mieux, sujets à controverses. Les auteurs abordent également les relations entre l’astrologie et les sciences humaines en se posant la question : pourquoi avons-nous besoin de croire ? L’astrologie n’hésite pas à exploiter notre appréhension de l’avenir de façon purement mercantile en ayant bien soin de rassurer ses adeptes. Encourageant au conformisme par la forme de fatalisme qu’elle prône, elle est un obstacle à la prise en main de leurs destins par les individus. Écrit de façon claire et compréhensible, cet ouvrage est une remarquable synthèse de tout ce qui a pu être écrit autour de l’astrologie, en même temps qu’une note d’espoir puisqu’il semblerait qu’elle tombe peu à peu en désuétude, incapable de s’adapter aux questionnements d’aujourd’hui face aux développements des nouvelles connaissances. Thierry Charpentier

COMPRENDRE SANS PRÉVOIR, PRÉVOIR SANS COMPRENDRE Hubert Krivine Éditions Cassini, 2018, 134 pages, 12 €

Comment peut-on comprendre un phénomène sans être capable de le prévoir ? L’idée semble a priori contradictoire. Comprendre un phénomène, n’est-ce pas connaître les lois qui le régissent ? Et si les lois sont connues, ne suffit-il pas de les appliquer pour prédire ? La théorie du chaos montre qu’il n’en est rien : il arrive qu’un processus dyna-

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mique parfaitement décrit par des lois simples soit totalement imprévisible. Une explication souvent invoquée est la dépendance aux conditions initiales : l’écart le plus minime peut gonfler bien vite pour devenir exorbitant et rendre les prédictions hasardeuses à moyen terme et totalement absurdes à long terme. La météorologie est un exemple souvent cité d’un tel mécanisme : bien qu’on connaisse les lois physiques de l’évolution météorologique, il est en pratique impossible de prédire le temps qu’il fera à plus d’une semaine, parce qu’un écart infime aujourd’hui

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aboutit à des prévisions sans commune mesure avec la réalité dans quelques jours.

Si l’on peut comprendre sans prévoir, est-il à l’inverse possible de prévoir sans comprendre ? Là encore, la première intuition suggère que c’est impossible. Pour prévoir, n’ai-je pas besoin de saisir l’essence d’un processus ? D’en connaître au moins les principes ? Ici, ce n’est pas la théorie du chaos qui pourrait contredire cette intuition. En revanche, explique H. Krivine dans son dernier ouvrage, les big data constituent bien un contre-exemple, prouvant qu’il est tout à fait possible de prédire sans véritablement comprendre. Lorsque les masses de données sont suffisamment imposantes, la moulinette statistique permet en effet de faire émerger des équations terriblement efficaces mais qui ne font pas sens. Celles-ci permettent alors de pré-

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dire des événements futurs, mais sans éclairer véritablement le phénomène. On pourra ainsi prédire certains comportements d’achat chez les internautes en se fondant sur des milliards de parcours précédents, sans que cela aboutisse à nous faire comprendre ce qui les pousse véritablement à dépenser leur argent.

H. Krivine nous offre au fil de son essai une forme de balade intellectuelle accessible et intelligente autour de cette distinction entre comprendre et prédire. Sciences humaines, épistémologie, mathématiques et physique sont convoquées tour à tour dans cette stimulante excursion où l’on se laisse volontiers entraîner. Les exemples sont nombreux, le style toujours clair. On en ressort avec une multitude d’idées et surtout beaucoup de nouvelles questions à étudier ! Nicolas Gauvrit

LES GRANDES ÉPOPÉES QUI ONT FAIT LA SCIENCE Le meilleur des savanturiers Fabienne Chauvière - Éditions Flammarion et France Inter, 2018, 285 pages, 19,90 € Une douzaine de scientifiques donnent à la journaliste F. Chauvière1 un récit des révolutions scientifiques qui, dans leur domaine, ont fini par bouleverser nos connaissances voire notre quotidien.

Norin Chai, vétérinaire en chef de la ménagerie du Jardin des plantes à Paris, montre l’importance de la prise en compte de l’émotion dans les relations des animaux entre eux ou avec les humains. Marylène Patou-Mathis, préhistorienne du Muséum national d’histoire naturelle, conte l’histoire de la perception de l’homme de Neandertal, d’abord rustre homme-singe devenu, avec les découvertes archéologiques ou paléontologiques autant que génétiques,

1 Fabienne Chauvière anime et produit l’émission « Les Savantu-

riers » sur France Inter, émission à laquelle ont participé les personnalités qui ont collaboré à cet ouvrage.

penseur symbolique, socialement organisé et même contributeur aux caractéristiques biologiques de l’Homo sapiens eurasiatique. L’astrophysicien Francis Rocard retrace l’exploration de la planète Mars, depuis l’élucidation de son mouvement dans le contexte de l’émergence de l’héliocentrisme jusqu’aux missions spatiales actuelles et même futures à la recherche de l’eau et de traces de vie.

Neuf autres scientifiques abordent le progrès des connaissances sur l’intelligence des animaux (G. Chapouthier), les neurosciences (L. Cohen), le gène (A. Kahn), les prévisions météorologiques (E. Bocrie) et l’évolution du climat (V. Masson-Delmotte), les ancêtres de l’espèce humaine (B. Senut), le Big Bang (F. Combes), la physique quantique (J. Bobroff) ou les mathématiques (C. Villani). L’ouvrage se lit comme un agréable recueil de nouvelles scientifiques.

Philippe Le Vigouroux

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APPRENDRE ! Les talents du cerveau, le défi des machines Stanislas Dehaene Odile Jacob, 2018, 380 pages, 22,90 €

Personne ne nous apprend à apprendre. L’évolution par sélection naturelle nous a dotés d’un outil finement calibré selon un modèle statistique bayésien1 pour ajuster nos représentations internes du monde en fonction des signaux d’erreurs qu’il reçoit, restreignant ainsi l’espace des hypothèses possibles tout en minimisant les coûts de production cognitifs. L’exercice est si naturel et intuitif que nous y sommes rarement attentifs ; toutefois, l’étude scientifique de cette capacité cognitive a montré qu’une meilleure compréhension du fonctionnement de notre cerveau (la métacognition) permet d’augmenter significativement nos performances d’apprentissage. Encore faut-il se débarrasser des mythes pseudo-scientifiques qui peuplent nos représentations collectives de l’apprentissage.

Premièrement, les bébés ne sont pas des ardoises vierges sur lesquels viendrait s’inscrire la culture. Dès les premiers mois de la vie, ils sont pourvus d’attentes innées sur le fonctionnement du monde physique (les bébés sont surpris qu’une boule verte sorte d’une urne composée majoritairement de boules rouges) et mental (les objets animés ont des intentions et des désirs). Ensuite, le cerveau n’est pas malléable à souhait – même si durant les périodes sensibles d’apprentissage le cerveau des enfants est particulièrement flexible (favorisant par exemple l’acquisition d’une seconde langue avant l’adolescence) –, et la plasticité cérébrale dépend in fine de l’architecture universelle du cerveau humain. L’apprentissage ne fait que prolonger l’œuvre des gènes façonnée par les pressions de sélection rencontrées au cours

1 Modèle où la probabilité qu’une hypothèse soit vraie dépend des informations que l’on détient a priori et évolue en fonction de la correspondance des nouvelles données recueillies avec l’hypothèse.

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de l’évolution. Enfin, les machines ne sont pas intelligentes. Elles sont plus gourmandes que les humains en énergie, moins efficaces et incapables de généraliser leur savoir. Alpha Go, le programme informatique capable de battre le champion du monde au jeu de Go, est incapable de jouer à un autre jeu que le Go ou de généraliser ses connaissances du plateau 19×19 à un plateau 15×15 !

Du côté de l’éducation, loin de vouloir créer des enfants-machines, S. Dehaene invite les enseignants et les parents à s’appuyer sur quatre piliers universels qui déterminent l’apprentissage. Le premier est l’attention, qui permet de sélectionner, amplifier et propager les signaux d’informations pertinents dans le cerveau. Ce traitement cognitif profond et conscient accroît sensiblement la mémorisation. Le second est l’engagement actif qui consiste à stimuler la curiosité de l’apprenant en l’incluant dans le processus d’apprentissage – aux antipodes donc des cours magistraux traditionnels. Le troisième est le retour sur erreur qui se réalise par la correction régulière des erreurs de l’apprenant à travers des récompenses plutôt que des sanctions. Le dernier pilier est la consolidation en mémoire à long terme des informations acquises. La répétition, favorisée par les examens continus (qui portent sur les acquis récents) et cumulatifs des connaissances (qui portent sur l’ensemble du programme), ainsi que le sommeil, durant lequel notre cerveau rejoue sans relâche les informations apprises dans la journée, contribuent à cette phase cruciale de l’apprentissage. La sobriété des prescriptions du livre de S. Dehaene et le tour de paysage accessible qu’il offre des sciences de l’éducation en font un ouvrage incontournable pour découvrir les rouages cognitifs de l’apprentissage. Camille Williams et Sacha Yesilaltay

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L’HOMME DE LASCAUX ET L’ÉNIGME DU PUITS Jean-Loïc Le Quellec Tautem, nouvelle édition 2018, 128 pages, 15 €

L’art préhistorique nous fascine car il semble murmurer un message universel. Pour autant, c’est ici et maintenant, avec nos préjugés et dans le contexte de nos cultures, que nous percevons ces pigments jadis appliqués sur des reliefs habilement exploités. Ces images n’ont pas de cadre, contrairement aux tableaux, aux photos et aux reproductions des livres. Leur signification nous échappera peut-être toujours, et pour J.-L. Le Quellec1, cela est vrai pour « toutes les images rupestres et pariétales, sauf dans quelques rares cas récents, quand leur auteur est connu » (p. 102).

Ce petit ouvrage, dont c’est ici la seconde édition revue et augmentée, prend le contrepied des préjugés les plus courants à propos des sciences dites humaines. La mythologie (l’étude des mythes) n’est pas une pseudo-science, pour peu que méthode et prudence soient au rendez-vous. La scène du puits de Lascaux, avec son homme à tête d’oiseau (seule représentation anthropomorphe de Lascaux), son bison blessé et son rhinocéros, a fait couler des flots d’encre. Profitant d’une anthologie de ses interprétations, l’auteur nous délivre une leçon magistrale mais qui ne doit rien à l’argument d’autorité. Il montre au passage qu’il n’a pas besoin de proposer à son tour une théorie pour faire œuvre de science, et que le sensationnalisme n’est pas la condition sine qua non d’une lecture passionnante et savoureuse.

Nous apprenons que la peinture n’en est pas une, que l’homme et les animaux de la scène – nullement située au fond d’un puits – nécessitent en toute rigueur d’être désignés différemment. L’auteur étrille les interprétations de quelques grands noms de la préhistoire. Pour les uns, la scène est, au choix, le compte-rendu réaliste d’une scène de chasse qui aurait mal tourné, ou la représentation du mythe de la chasse cosmique – quand un animal chassé termine sa course dans les étoiles. Pour d’autres, il s’agirait

d’une… corrida, pour un spécialiste du sommeil, la représentation d’un rêve, pour des psychanalystes, la figuration d’un accouplement, pour une grande prêtresse du chamanisme moderne – et quelques préhistoriens – évidemment un chamane en transe. Sans oublier la très médiatisée « théorie » astronomique que Michel Onfray relaie dans l’un de ses best-sellers2. « Si ces développements prouvent une chose, c’est bien que les meilleurs esprits, auteurs de travaux scientifiques dont nul ne conteste l’importance et le sérieux, peuvent être victimes de pseudo-raisonnements parfaitement irrationnels quand ils quittent leur domaine de spécialité. Et l’homme de Lascaux, rêveur ithyphallique ou non, constitue à cet égard un excellent attracteur de rêveries plus ou moins savantes » (p. 105).

Le scepticisme de l’auteur va jusqu’à interroger le caractère ithyphallique, autrement dit l’érection, de l’homme de Lascaux. Point d’hypercritique ici, car le propos est argumenté avec érudition, par des contre-exemples des plus convaincants. Contrairement aux auteurs qu’il renvoie dos à dos, J.-L. Le Quellec n’affirme pas, mais déconstruit soigneusement. À propos du supposé chamanisme, l’auteur rappelle « […] qu’il n’existe pas plus de symboles universels » que d’« archétypes » ou de « révélation archétypale » : toutes ces notions relèvent d’une mythologie contemporaine qui n’a rien à voir avec l’anthropologie (p. 42). Lisez L’homme de Lascaux et la scène du puits pour sa rigueur méthodologique. C’est aussi un thriller écrit avec humour et ironie. Richement documenté, il vous réserve des images fortes et, avec l’entrée en scène de personnages inattendus (Dr Schnabel, Omer Simpson, Mickey Mouse, un petit cheval oublié…), quelques beaux coups de théâtre. Frédéric Lequèvre

1 Jean-Loïc Le Quellec est directeur de recherche au CNRS. Anthropologue, mythologue et préhistorien, il a écrit de nombreux livres, notamment sur l'art rupestre du Sahara. Voir aussi l’entretien qu’il a accordé à SPS, n° 294, janvier 2011. 2 Onfray M, Cosmos : une ontologie matérialiste, Flammarion, 2015, 528 p.

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TRANSITION ÉNERGÉTIQUE - Ces vérités qui dérangent Bertrand Cassoret

De Boeck Supérieur, Coll. Science et plus, 2018, 160 pages, 12,90 €

Maître de conférences en génie électrique, B. Cassoret se passionne depuis des années pour les problèmes liés à l’énergie. Il déclare être indépendant de tout enjeu financier et professionnel lié au secteur de l’énergie. La préface de ce livre annonce la teneur sans aucune ambiguïté, avec des phrases choc telles que « ce livre est pessimiste, et il me paraît important de l’être car on est moins déçu lorsqu’on s’attend au pire », ou encore « je vais vous ennuyer [...] pour vous montrer que notre mode de vie n’est pas durable. Un discours [...] que vous avez probablement déjà entendu et pas forcément envie de réentendre ». Une entrée en matière très peu commerciale mais qui a le mérite d’être totalement honnête.

Les rappels de physique sur ce que sont l’énergie, les lois fondamentales (conservation de l’énergie, thermodynamique, etc.), sont très bien exposés et l’auteur se révèle pointilleux sur de nombreuses notions qu’il est très sain de rappeler dans les détails. Le discours est clair, bien documenté et l’on appréciera la franchise de l’auteur, aussi bien sur les éléments qu’il maîtrise que sur les lacunes et la lecture partielle du sujet qu’il concède volontiers.

De nombreux aspects de l’énergie sont abordés, depuis l’extraction des matières premières, leur consommation pour produire de l’énergie, leur impact environnemental y compris concernant les renouvelables. On apprend ainsi que le photovoltaïque est très consommateur en énergie, avec un rendement extrêmement faible, surtout lorsqu’on prend en compte que ses composants sont principalement fabriqués en Chine, qui utilise majoritairement le très polluant charbon comme source d’énergie primaire. Le nucléaire et l’hydroélectricité sont présentés comme étant à ce jour les sources d’énergies à la fois les plus stables et les plus efficaces.

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Selon l’auteur, il n’est un secret pour personne que nous consommons à un rythme effréné des ressources dont les réserves sont limitées, et que forcément ces ressources viendront à manquer. L’auteur analyse ainsi les différents scénarios les plus connus qui ont été élaborés tantôt par des ONG, tantôt par des organismes tels que l’Ademe ou l’Ancre1. Ces scénarios prévoient dans leur totalité une baisse de l’énergie disponible pour l’humanité, et aucun de ceux qui prévoient le remplacement de toutes les énergies fossiles par des énergies renouvelables ne détaille comment vaincre les problèmes importants de fluctuation de la production et de taux de retour énergétique2. On notera que ces scénarios parlent de baisser la consommation pour tous alors que selon l’auteur le plus vraisemblable sera un nivellement par l’argent, entre ceux qui auront les moyens de conserver notre mode de vie actuel et ceux qui devront faire sans. Enfin l’auteur constate un parti pris de la part de négaWatt et Greenpeace, qui refusent le nucléaire qui est pourtant un moyen de production avec un excellent rendement et peu de rejet de CO2, tout en ne présentant pas de solution pour gérer les conséquences néfastes pour la société d’une réduction drastique de l’énergie consommée.

En résumé, un livre très intéressant, plein de rappels scientifiques et d’approfondissements tout à fait indispensables en ces temps de questionnement sur le développement durable. Même si le livre ne prétend pas détenir – et donc ne présente pas – de solution miracle, sa lecture amènera très certainement le lecteur à une bien meilleure connaissance de la question, qu’il faudra sans doute compléter par d’autres lectures. Emeric Planet

1 Ademe : Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie – Ancre : Alliance nationale de coordination de la recherche pour l'énergie. 2 Ce taux de retour énergétique est appelé EROEI, il définit le rapport entre l'énergie apportée et l'énergie consommée dans le processus.

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EURÊKA ! - Petite histoire des sciences en 40 citations Alexis Rosenbaum (illustrations de Quentin Duckit) Le Pommier, Coll. Impromptus, 2018, 192 pages, 18 €

« Et pourtant, elle tourne ! » (Galilée), «  Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » (Lavoisier), «  Tout est poison, rien n’est sans poison, seule la dose retient d’être poison  » (Paracelse), « Un des serpents avait saisi sa propre queue » (Kekulé), « Omnis cellula e cellula » (« Toute cellule provient d’une cellule », Virchow)… Une histoire des sciences reconstituée en une quarantaine de citations, certaines bien connues, d’autres moins : le résultat est nécessairement partiel du fait du choix des citations et des savants mais le projet ne manque pas d’intérêt. En replaçant chaque citation et son auteur dans l’histoire des connaissances, le philosophe A. Rosenbaum montre que parfois le sens des formules retenues collectivement n’est pas toujours celui de la réalité du moment. Par exemple, le célèbre « Eurêka ! » d’Archimède dans sa baignoire ne se rapporterait pas à la « découverte » de la « poussée » qui porte désormais son nom, mais plutôt, peut-être, au principe d’une solution trouvée pour distinguer des objets contrefaits. L›anecdote étant rapportée deux siècles après l’affaire, nous dit l’auteur, les incertitudes

demeureront malgré la postérité du récit qui a fait le succès de la fameuse exclamation… Loin de se contenter de rapporter quelques anecdotes, l’auteur, par ses contextualisations, tend à gommer l’idée d’une science qui ne progresserait que grâce à l’illumination de quelques illustres personnages – idée que l’approche pourrait tendre à renforcer – et montre comment s’est peu à peu construite, collectivement, la connaissance dans les différents domaines de la science.

L’ouvrage est structuré autour de cinq parties essentiellement chronologiques : les trois premières couvrent les sciences de la période antique à la période moderne, la quatrième, plus thématique, concerne les citations liées aux découvertes dans les domaines de la vie et de l’évolution et la dernière concerne la période de crise dans le fondement des sciences fondamentales qui s’ouvre à la fin du XIXe siècle (géométrie non-euclidienne, résistances à certaines innovations mathématiques, physique quantique...). Chaque étude est accompagnée d’une référence à un ouvrage qui permet d’approfondir le sujet. L’ouvrage constitue une agréable et originale initiation à l’histoire des sciences pour un large public.

Philippe Le Vigouroux

N’AVALEZ PAS TOUT CE QU’ON VOUS DIT Superaliments, détox, calories et autres pièges alimentaires Bernard Lavallée - Éditions La Presse, 2018, 248 pages, 24 € L’auteur est un nutritionniste québécois connu des réseaux sociaux et des médias, notamment par son blog Le nutritionniste urbain1. Avec un ton très direct et sans aucune intention moralisatrice, il fait un tour d’horizon de ce qu’est la nutrition et de la façon dont les discours

1 nutritionnisteurbain.ca

présentés comme appuyés par la science sont instrumentalisés par les gourous de tel ou tel régime et par l’industrie agroalimentaire. On notera d’emblée que le lectorat ciblé est clairement canadien, avec beaucoup de chiffres et d’exemples orientés vers le Canada et le Québec, même si l’on peut tirer parti du contenu sans être canadien, bien entendu. De nombreux schémas et illustrations viennent ponctuer les pages tout au long du livre, et l’on trouve un résumé à la fin de chaque chapitre avec les idées principales ; on ne peut que saluer l’effort de pédagogie. Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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On appréciera la première partie du livre, chargée de rappels sur les bases de la nutrition et l’état de notre connaissance scientifique. Le tout sans trop se perdre dans des détails abscons, en ayant toujours à l’esprit que le lecteur n’est pas un chercheur en nutrition. Ces rappels permettent dans la deuxième partie d’avoir un œil bien plus sceptique quant à la pléthore de conseils en nutrition qui fleurissent dans les magazines, blogs, étiquettes de produits, etc. On apprend par exemple que les antioxydants n’ont jamais clairement prouvé leurs vertus miraculeuses, ou que les effets des nutriments ne peuvent que rarement être extrapolés aux aliments qui les contiennent. Il est par exemple faux de croire que seule la teneur en fer d’un aliment va conditionner son absorption, car le fer des végétaux est généralement beaucoup moins absorbé que celui des aliments d’origine animale. On apprend que 90 % des résultats de recherches effectuées sur des cellules ou des animaux de laboratoire ne sont pas reproduits lorsque l’expérimentation a lieu sur des humains. L’emballement médiatique fait souvent peu de cas de la réserve nécessaire lorsqu’on sait que neuf résultats sur dix n’auront aucune incidence mesurable sur l’Homme.

La dernière partie du livre est une véritable diatribe contre l’industrie agroalimentaire qui, selon l’auteur, tente de masquer autant que possible le lien entre l’obésité et la consommation de produits transformés. Ainsi les étiquettes des valeurs caloriques et nutritionnelles des produits sont imprécises, une marge d’erreur de 20 % étant autorisée par la loi canadienne, marge également autorisée par la législation européenne2. Elles sont également trompeuses car elles mettent en avant des vertus nutritives intéressantes alors même qu’il est beaucoup plus sain de se procurer ces apports par la consommation de produits non transformés. Pour résumer les conseils de ce livre, éviter (sans supprimer) les aliments transformés et cuisiner autant que possible des produits bruts, ne considérer aucun nutriment comme foncièrement bon ou mauvais mais plutôt manger le plus diversifié possible. Pour l’environnement, privilégier la provenance locale qui est toute aussi saine pour la santé que du quinoa péruvien, l’impact carbone en moins. Emeric Planet

2 Régulation (EU) No 1169/2011, p. 7. On notera également une

tolérance de + 50 % / – 35 % sur les vitamines et minéraux. En ligne sur ec.europa.eu

Retrouvez sur le site des notes inédites

QU’EST-CE QUE LA SCIENCE… POUR VOUS ? - TOME 2 51 SCIENTIFIQUES, PHILOSOPHES & AMATEURS DE SCIENCES RÉPONDENT Marc Silberstein (Dir.) Éditions Matériologiques, 2018, 333 pages, 18 € Une note de lecture de Gabriel Gohau APPRENDRE À PHILOSOPHER AVEC FREUD Mikkel Borch-Jacobsen Éditions Ellipses, Coll. Apprendre à philosopher, 2018, 256 pages, 12 € Une note de lecture de Jacques Van Rillaer LES ANTIBIOTIQUES, C’EST LA PANIQUE ! LES SOLUTIONS POUR LUTTER CONTRE LA RÉSISTANCE DES BACTÉRIES Étienne Ruppé, préface de Jacques Acar Éditions Quae, 2018, 158 pages, 18 € Une note de lecture de François Trémolières L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE Nicolas Spatola Presses Universitaires Blaise Pascal, Coll. L’Opportune, 2018, 64 pages, 4,50 € Une note de lecture d’Antoine Pitrou

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LES 50 ANS DE L’AFIS

Une journée d’anniversaire

Deux cents personnes se sont rassemblées le 17 novembre 2018 au Palais de la découverte à Paris à l’occasion des 50 ans de l’Association française pour l’information scientifique. Conférences et tables rondes se sont succédé avec une conviction partagée : la défense de la science et de la rationalité est plus que jamais d’actualité.

A

près une courte introduction de Roger Lepeix, le président de l’association, la manifestation a débuté par un message vidéo de Jean-Claude Pecker, astrophysicien et professeur honoraire au Collège de France. Âgé aujourd’hui de 95 ans, Jean-Claude Pecker ne pouvait être présent. Mais son message résolument optimiste a donné d’emblée la tonalité profondément humaniste de la journée. Premier président de l’Afis depuis que celle-ci est devenue une association nationale (succédant à Michel Rouzé, fondateur de l’Afis), il a rappelé que si le combat contre les pseudo-sciences ne date pas d’aujourd’hui, la situation actuelle, avec Internet et les réseaux sociaux, est inquiétante et «  l’information scientifique a plus que jamais besoin d’être portée dans tous les milieux et tous les domaines. »

Jean-Paul Krivine, rédacteur en chef de Science et pseudo-sciences, a ensuite expliqué comment ce qui fonde aujourd’hui l’action de l’association plonge ses racines dans 50 ans d’activités1 : la nécessité d’une information scientifique accessible à tous et sans sensationnalisme, la dénonciation des pseudo-sciences et la nécessaire séparation entre expertise scientifique et décision publique (la science dit ce qui est mais ne dicte pas ce qu’il faut faire). Il a terminé en décrivant les différentes facettes d’une association en plein développement : plus de 1 000 adhérents, des comités locaux, des comités thématiques, une revue diffusée entre 6 000 et 10 000 exemplaires (dont 2 300 abonnés) et une présence sur Internet et sur les réseaux sociaux. 1 Pour une description détaillée de l’histoire de l’Association, voir « L’Afis et la revue Science et pseudo-sciences : un demi-siècle de combats contre les pseudo-sciences », SPS 326, octobre 2018.

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LES 50 ANS DE L’AFIS

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Les 50 ans de l’Afis ont été l’occasion d’une annonce particulièrement importante  : le choix d’Henri Broch de confier à l’Afis la poursuite de la maison d’édition Book-e-book qu’il a fondée il y a seize ans.

De nombreuses associations étrangères ou internationales ont apporté leurs salutations2. Elizabeth O’Casey, pour l’International Humanist and Ethical Union (IHEU), a expliqué le combat mené pour la raison et l’universalisme, contre l’antiscience, la superstition, le dogme, le relativisme culturel et le fondamentalisme religieux. Tim Trachet, vice-président de l’European Council of Skeptical Organisations (ESCO, qui regroupe une vingtaine d’associations européennes, et dont l’Afis est membre) a rappelé l’importance d’une coordination des actions au niveau européen et a indiqué que le prochain congrès de l’ESCO se tiendrait en août 2019 en Belgique. Jacques Van Rillaer, membre du conseil d’administration du Comité belge pour l’analyse critique des parasciences a décrit l’histoire de son association (anciennement Comité para, elle a fêté ses 50 ans en 1999). Paul De Belder est intervenu en tant que président du Studiekring voor de Kritische Evaluatie van Pseudowetenschap et Paranormale (SKEEP, Belgique). Un message de Jan Willem Nienhuys, membre du bureau de Skepsis (Pays-Bas) rédacteur de Skepter a été lu. Il y évoque les collaborations passées entre sceptiques français et néerlandais et appelle de ses vœux à un renforcement de ces liens toujours fructueux. 2 Plusieurs de ces messages sont reproduits en intégralité sur notre site Internet.

104 Science et pseudo-sciences n°327

- janvier / mars 2019

Sofie Vanthournout, directrice de Sense about Science (Royaume-Uni) en charge des affaires européennes a fait parvenir un message où elle décrit certaines des actions de son association, en particulier pour remettre en question « le mauvais usage des connaissances scientifiques dans la vie publique » et pour défendre l’intérêt du public avec une « transparence des preuves sous-tendant les débats publics et la prise de décision ». Enfin, le CFI américain (Center for Inquiry) a, lui aussi, apporté ses salutations par la voix de son représentant en France, JeanJacques Subrenat. Celui-ci a également transmis un message de Richard Dawkins, biologiste et éthologiste de réputation internationale, où il « remercie l’Association française pour l’information scientifique pour tout ce qu’elle a accompli en cinquante ans pour faire avancer la cause du questionnement scientifique, et pour [sa] contribution au cours des cinquante années à venir… » La première conférence invitée de la journée a été donnée par Virginie Tournay (directrice de recherche au CNRS, centre de recherches politiques de Sciences Po). Intitulé « La culture scientifique est à reconquérir », son exposé est parti du constat d’une situation où « tant par leurs formes que par leur ampleur, les mouvements antisciences sont devenus très inquiétants parce qu›ils déterminent le débat public et la décision politique » entraînant une « remise en cause du statut social de la science ». La conclusion s’impose : «  la culture scientifique au singulier, c’est-à-dire dans son sens plein de l’universalité de la démarche scientifique, n’est jamais définitivement acquise, elle est sans cesse à reconquérir ». Virginie Tournay a fait part de ses propositions pour gagner ce qu’elle décrit comme une « guerre politique, une guerre de l’opinion »,

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LES 50 ANS DE L’AFIS

Book-e-book, éditeur de la zététique Je vais vous parler de l’histoire de Booke-book, éditeur de la zététique. C’est une petite maison d’édition indépendante liée à la raison et à l’esprit critique. L’histoire remonte aux années 1975 quand Paul Kurtz, philosophe américain et fondateur de Prometheus Books et du CSICOP [association sceptique américaine, aujourd’hui partie du CFI – Center for Inquiry], m’avait proposé de créer Prometheus Books France pour mettre à la disposition du public français des livres qui fassent la promotion de la science et de la libre pensée. Le projet ne s’est finalement pas fait. En 1979, j’ai fait la connaissance de Michel Rouzé et de l’Afis. Et c’est en 1985 que j’ai publié aux éditions du Seuil mon ouvrage Le Paranormal qui traite de divers sujets relatifs aux allégations des partisans de phénomènes paranormaux, mais qui, surtout, a pour objectif de définir les fondements de la zététique. Par un enchaînement de circonstances, c’est la publication de ce livre qui va conduire à la création des éditions Book-e-book. Paul Kurtz, rencontré à nouveau en 1988, nous donne l’exclusivité de la traduction en français des ouvrages de Prometheus Books. Si Prometheus Books France ne verra finalement pas le jour, en 1989, une maison d’édition, L’Horizon chimérique, va cependant lancer sa collection «  Zététique » en publiant un livre d’Alain Cuniot (Incroyable mais faux) et un autre d’Isaac Asimov (Les moissons de l’intelligence). Mais en 1997-98, après seulement six titres publiés, L’Horizon chimérique jette l’éponge. C’est alors qu’avec un couple d’amis, ma compagne et moi-même décidons de poursuivre l’aventure. Nous récupérons les stocks de L’Horizon chiméa rappelé son action en tant qu’initiatrice d’un appel à reconquérir la culture scientifique3 et a invité l’Afis à s’associer à son initiative en faveur d’une Haute autorité de la culture scientifique. 3 Reproduit dans SPS n° 324, mars 2018. Sur afis.org

rique et lançons les éditions Book-e-book en 2002. Comme le nom l’indique, nous voulons publier à la fois sous forme papier et sous forme numérique. De 2002 à 2007, la collection « Zététique » s’enrichira de douze nouveaux titres. Viendra alors la collection « Une chandelle dans les ténèbres », des petits livrets courts mais qui cherchent à être complets sur une thématique donnée. La chandelle dans les ténèbres est un hommage à nos lointains prédécesseurs zététiciens des XVIe et XVIIe siècles, Thomas Ady auteur de A candle in the dark (1656) et Reginald Scot auteur de The Discoverie of witchcraft (1584). À ce jour, Book-e-book a publié 57 ouvrages (dont 45 titres dans la collection « Une chandelle dans les ténèbres »). En 2018, l’Afis, à l’occasion de ses 50 ans, reprend le flambeau de l’éditeur de la zététique. Je souhaite longue vie à l’Afis et longue vie à Book-e-book. Extraits de l’intervention d’Henri Broch. Vidéo complète sur le site de l’Afis.

La première table ronde de la journée a été consacrée au thème « Climat et énergie : les fausses représentations ». Étaient à la tribune pour traiter le sujet : Olivier Appert (délégué général de l’Académie des technologies et conseiller du centre énergie de l’IFRI), Yves Bréchet (professeur à l’université Grenoble-Alpes Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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LES 50 ANS DE L’AFIS

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Bréchet (président de l’Union rationaliste – voir son intervention dans ce numéro de SPS).

et membre de l’Académie des sciences), FrançoisMarie Bréon (chercheur-climatologue et directeur adjoint au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement) et, pour l’animation, Jean-Jacques Ingremeau du conseil d’administration de l’Afis.

La matinée s’est terminée par une intervention de Bernard Accoyer (ancien président de l’Assemblée nationale) sur le thème « Science et décision ». Après avoir décrit une situation inquiétante relative aux fondements scientifiques dans les prises de décision, il a énoncé une dizaine de propositions, parmi lesquelles le rappel du « rôle de la science comme vecteur essentiel de l’innovation », la nécessaire sensibilisation des jeunes dès l’école élémentaire à la démarche scientifique, l’exigence de qualité des arguments scientifiques, la nécessité de donner suite aux travaux des académies, l’importance d’une stratégie de communication sur l’évaluation et la gestion des risques (incluant la distinction dangers-risques et la balance bénéficesrisques), la mission pour l’audiovisuel public de donner la parole à la communauté scientifique… L’après-midi a débuté par l’intervention pleine d’humour de Thomas Durand, animateur de la chaîne YouTube « La tronche en biais ». Avec des illustrations bien choisies, il a montré avec finesse que les pseudo-sciences « n’ont peutêtre pas gagné sur Internet ».

De nouveaux messages de salutations ont été transmis, mais cette fois par des associations françaises : Dominique Goussot (Fédération nationale de la libre pensée), Jeanne Brugère-Picoux (vice-présidente de l’Association française pour l’avancement des sciences – Afas) et Yves

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- janvier / mars 2019

La deuxième table ronde de la journée était intitulée « Santé publique : vrais risques et fausses controverses ». Étaient rassemblés pour en débattre : Catherine Hill (épidémiologiste), Jean-Loup Parier (pharmacologue, président de l’Académie de pharmacie), Anne Perrin (biologiste, ancienne présidente de l’Afis) et Jocelyn Raude (chercheur en psychologie sociale). Marc Gentilini (professeur émérite des maladies infectieuses et tropicales Pitié Salpêtrière, Paris, président honoraire de l’Académie de médecine) tira les conclusions de la discussion. Stan Vitko, magicien, a ensuite présenté un court spectacle qui a permis de réfléchir sur les rapports complexes entre notre perception et notre raison.

Enfin, la dernière table ronde, consacrée au thème « Agriculture, santé et environnement : la science inaudible » a rassemblé Yvette Dattée (généticienne, directeur de recherche honoraire de l’Inra, membre de l’Académie d’agriculture de France), André Fougeroux (ingénieur agronome, retraité, ancien responsable agriculture durable d’une entreprise de semences et de produits phytosanitaires, membre de l’Académie d’agriculture de France), Christian Levêque (écologue, ancien président de l’Académie d’agriculture de France) et Jean-Sébastien Pierre (écologue, professeur émérite, ancien directeur du laboratoire Écobio de Rennes). La conclusion de la journée a été faite par Gérald Bronner (professeur de sociologie). Dans une intervention mariant maestria et humour, il a développé les fondements sur lesquels notre action prend tout son sens : le combat pour la rationalité est un combat pour l’universalisme de la raison. Il conclut en faisant référence au Seigneur des Anneaux : « Un combat perdu d’avance, des tas de coups à prendre, peu de chances de gagner. Qu’attendons-nous ? » //

Retrouvez les vidéos de la journée sur notre chaîne YouTube

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LES 50 ANS DE L’AFIS

Le raisonnement universel de la science Yves Bréchet est membre de l’Académie des sciences et président de l’Union rationaliste.

Nous reproduisons ici l’intervention faite par Yves Bréchet au nom de l’Union rationaliste à l’occasion de l’événement organisé pour les 50 ans de l’Afis le 17 novembre 2018.

L

e combat de l’Afis, qui est celui de toute organisation attachée à la rationalité comme un bien commun qui rend le progrès des sociétés humaines possible et durable, est d’une actualité inquiétante.

Se réunir pour son cinquantième anniversaire est certes une fête pour tous les amis des sciences, mais c’est aussi l’occasion de prendre conscience de la montée multiforme des obscurantismes, nourris de peurs irraisonnées, amplifiées par des moyens de communication sans limite, au service d’idéologies ou de groupes d’intérêts qui crient aux lobbies… des idéologies ou des groupes d’intérêt adverses !

La démarche scientifique a toujours été gênante pour les amateurs d’interprétations globalisantes. Les esprits religieux auraient bien voulu que la science n’ait pas accès à la réalité sans l’accord préalable de la théologie… Les esprits politiques la voyaient bien servir leur vision du sens de l’histoire. Ces détournements ont échoué, au moins temporairement, mais le combat contre la science ne faiblit pas. Les attaques contre la science ont pris d’autres formes, et elles sont virulentes. Certains aimeraient bien que la science ne soit qu’un mode de connaissance parmi d’autres, une façon d’appréhender le monde parmi d’autres. Après la tentative de sujétion à des fins qui lui sont étrangères, après la sournoise attaque du

relativisme, la science se voit aujourd’hui attaquée dans ses fondements mêmes, dans ce qui fait sa valeur : la reconnaissance d’un raisonnement universel que l’on peut partager indépendamment de celui qui l’énonce.

Ce raisonnement universel a une valeur indépendante de celui qui l’émet car il est au moins en partie vérifiable par celui qui l’écoute et qui se le réapproprie. Si l’on veut attaquer l’universalité de la science, il suffit de lier le contenu et l’origine. Si l’on veut dénigrer la valeur de la science, la voie la plus facile est de dénigrer celui qui la produit. D’aucuns se complaisent à égrener les bizarreries des grands scientifiques. D’autres disqualifient toute expertise en jetant sur elle, par principe, le soupçon de la connivence industrielle et du conflit d’intérêt. Ces raisonnements ont une part de vérité : il y a des savants aux convictions bizarres, il y a des expertises achetées par des intérêts économiques. Ces informations peuvent être utiles pour appeler à la vigilance. Mais ce qui donne sa valeur à un énoncé de nature scientifique est son contenu, et non son origine. Disqualifier a priori un énoncé en fonction de qui l’énonce, sans analyser le contenu scientifique lui-même, dénature le fondement de la démarche scientifique. Il ne s’agit pas de nier que la science soit faite par des humains (et non par des saints) : ils peuvent, comme tout le monde, être vénaux, lâches, endoctrinés… Mais le propre de la science est que l’énoncé scientifique et sa valiScience et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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LES 50 ANS DE L’AFIS

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dation par la communauté transcendent l’origine de cet énoncé. Cela nécessite une intégrité sans faille de cette communauté. C’est pourquoi toute complaisance vis-à-vis de fraudes scientifiques est mortelle et constitue le pire crime contre l’esprit scientifique.

Ces considérations deviennent essentielles quand il s’agit d’avoir un avis sur une question qui relève de la science. Quand il s’agit de donner un avis détaillé sur un sujet, un scientifique ne devrait pas s’aventurer en dehors de son champ de compétences. Par contre, il peut avoir un avis sur la plausibilité d’un raisonnement au regard des critères de la démarche scientifique.

Certes, l’idéal serait la compréhension de tous les aspects d’un raisonnement scientifique, mais la variété des questions posées nous prive de la possibilité d’atteindre partout cet objectif. Nous devons souvent nous contenter du « plausible ». Et, dans nos appréciations de citoyens, le passage du « plausible » au « probable » passe par une étape de confiance qui doit être consciente et assumée. Elle est indispensable car nous ne pouvons avoir compétence universelle, et elle doit être consciente pour distinguer ce que l’on sait de ce que l’on croit. Cette étape de « confiance » s’appuie sur une communauté scientifique et non sur une autorité hiérarchique ou historique.

La confiance sans la compréhension est le plus sûr chemin vers l’idéologie. La défiance avant l’analyse du contenu est une forme de paresse intellectuelle qui ramène au relativisme. Les deux excès relèvent de la croyance. La confiance, ou la défiance, venant de façon explicite après la compréhension, me paraît une méthode plus rationnelle. La seule façon, à mes yeux, de défendre la démarche scientifique est de commencer par aller au cœur de l’énoncé, de juger de la valeur de la preuve par sa cohérence, par son caractère partagé et par la démarche collective qui la porte. Aucun de ces critères n’est infaillible, mais la convergence de ces critères rend un énoncé plausible, sans pour autant donner une preuve de validité. L’analyse de la provenance de l’énoncé me semble devoir venir en complément et non en prérequis.

Ce que fait l’Afis depuis 50 ans, c’est rendre accessible au plus grand nombre, par des textes de grande qualité, des énoncés plausibles et laisser le lecteur libre de se construire une conviction où se mêleront la plausibilité qui relève de ce qu’il a compris, et la confiance qu’il pensera devoir accorder à ceux qui lui apportent ces informations. C’est pour moi un exemple dans un combat pour défendre ce bien commun qu’est la démarche scientifique. //

Retrouvez sur le site des notes inédites L’ERREUR EST HUMAINE AUX FRONTIÈRES DE LA RATIONALITÉ Vincent Berthet CNRS Éditions, 2018, 218 pages, 22 € Une note de lecture de Jacques Van Rillaer

FORMER L’ESPRIT CRITIQUE TOME 1, POUR UNE PENSÉE LIBRE Gérard de Vecchi ESF éditeur, 2016, 279 pages, 18 € Une note de lecture de Christine Mourlevat-Brunschwig

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Yves Bréchet

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LA VIE DE L’AFIS

Conférences en Île-de-France

Dans le cadre des « Mardis de la science » de la mairie du 5e arrondissement de Paris, l’Afis vous invite aux conférences qu’elle organise. Entrée libre dans la limite des places disponibles – Inscription obligatoire (voir sur afis.org/agenda.html)

Mardi 5 février 2019, 19 h LA MORTALITÉ DES ABEILLES Conférence animée par André Fougeroux, ingénieur agronome spécialiste de protection des cultures et des insectes agricoles La mortalité des abeilles est devenue un sujet de préoccupation publique. Leurs populations sont soumises à de nombreux changements : pathologies, changements environnementaux, pressions économiques, autant de facteurs qui modifient les pratiques apicoles. Quels sont les impacts sur les populations d’abeilles domestiques ? Quelles sont les responsabilités de ces différents changements ? Parlons-en avec un des spécialistes du sujet.

André Fougeroux a occupé des fonctions au sein du service de la protection des végétaux (SPV) du ministère de l’Agriculture puis à l’Association de coordination technique agricole (ACTA) avant d’être en charge des insecticides et protection de semences chez Syngenta et d’exercer comme responsable national agriculture durable en France. Membre correspondant de l’Académie d’agriculture de France, enseignant associé à l’université Paris-Sud et apiculteur amateur.

Mardi 9 avril 2019, à 19 h CULTIVER AVEC LA LUNE ET LA BIODYNAMIE : SUPERSTITION OU TECHNIQUE VALIDÉE ? Conférence animée par Jean-Jacques Ingremeau, physicien, vulgarisateur La biodynamie est une pratique agricole qui vise, entre autres, à « retrouver l’harmonie avec la nature » et à prendre en compte l’influence des astres sur les plantes. Sur quoi se base cette pratique ? A-t-elle obtenu de meilleurs résultats que ceux d’une agriculture similaire (l’agriculture biologique) ? Est-ce que les phases de la lune et le cycle des étoiles ont vraiment un impact sur la poussée des plantes ? Nous tenterons de faire le point sur

ces questions, en revenant au passage sur les bases de la méthode scientifique pour débusquer les erreurs de raisonnement qui nous piègent trop souvent. Jean-Jacques Ingremeau est docteur en physique des réacteurs nucléaires. Il est membre du conseil d’administration de l’Afis, et responsable des conférences Afis en Île-deFrance. Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

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LA VIE DE L’AFIS

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Le comité de parrainage de l’Afis et de la revue Science et pseudo-sciences accueille un nouveau membre Virginie Tournay est directeur de recherche au CNRS en science politique, au CEVIPOF à Sciences Po. Sa thématique de recherche concerne les politiques du vivant et la régulation des biotechnologies. Elle a obtenu la médaille de bronze du CNRS en 2011 pour ses travaux dans le domaine de la sociologie des institutions. Elle a été membre du comité opérationnel d’éthique du CNRS (COPE), du comité scientifique du Haut conseil des biotechnologies (HCB) de 2009 à 2013 et de la commission Bartolone-Winock sur l’avenir des institutions (2014-2015). Elle est membre du comité scientifique de l’Office parlementaire de l’évaluation des choix scientifiques et technologiques depuis 2016. Elle s’intéresse également aux relations entre science et société ainsi qu’aux nouvelles technologies numériques.

L’AFIS AUDITIONNÉE Brigitte Axelrad, en tant que membre du comité de rédaction de Science et pseudo-sciences et vice-présidente de l’Afis, a été auditionnée le 17 juin 2018 par Mme Marie Mercier, rapporteur de la commission des lois, en prévision de l’examen au Sénat du projet de loi renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes. Il s’agissait d’entendre, après celui des associations de victimes, le point de vue de la science

L’AFIS SUR LE TERRAIN

Nice (19 octobre 2018). Une centaine de

personnes ont assisté à la conférence de Brigitte Axelrad (vice-présidente de l’Afis) sur le thème « Faux souvenirs et mémoire retrouvée ». La manifestation était organisée par le Cercle d’analyse zététique.

Marseille (24 novembre 2018). L’Afis organisait une conférence-débat sur le thème « OGM anciens et nouveaux, vrais et faux… quèsaco ? », animée par Christophe Robaglia, professeur à l’université Aix-Marseille et expert auprès de l’Autorité européenne de sécurité des aliments. Saint-Étienne (27 novembre 2018). L’asso-

ciation Astronef (partenaire de l’Afis) organisait son Café sciences & philo mensuel dans une brasserie du centre-ville de Saint-Etienne. Le thème de la soirée était « Agriculture et biodiversité », avec André Fougeroux, ingénieur agronome, membre correspondant de l’Académie

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Science et pseudo-sciences n°327 - janvier / mars 2019

sur la question de l’allongement du délai de prescription et de l’amnésie traumatique.

Hervé le Bars (porte-parole de l’Afis) et JeanPaul Krivine (rédacteur en chef de SPS) ont été auditionnés le 21 novembre 2018 sur l’expertise des risques sanitaires et environnementaux en France et en Europe par les rapporteurs de la mission de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques.

d’agriculture de France et membre du conseil d’administration de l’Afis. Une quarantaine de personnes ont participé à la réunion.

Paris (27 novembre 2018). Entre 250 et 300

personnes ont assisté le 27 novembre 2018 à la projection du film Food Evolution portant sur la désinformation dans la controverse autour des OGM. L’Afis était coorganisatrice du débat qui a suivi, en présence du réalisateur du documentaire, Scott Hamilton Kennedy.

Paris (11 décembre 2018). Une centaine de personnes ont assisté à la conférence donnée par Thomas Durand (animateur de la chaîne La tronche en biais) sur le thème « La vie après la mort : examinons les preuves ». Cette manifestation s’inscrivait dans le cadre des « Mardis de la science » de la mairie du 5e arrondissement de Paris organisés par l’Afis. Pour organiser une réunion avec l’Afis, contacter : [email protected]

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B

ook-e-book, éditeur de la zététique, c’est plus de cinquante livres disponibles en version papier ou au format numérique. Idées reçues, mythes, rumeurs et théories conspirationnistes sont abordés sur de nombreux sujets (l’ordinateur d’Archimède, les pyramides de Bosnie, la vie après la mort, les attentats du 11 septembre…). De nombreux ouvrages reprennent également des thèmes familiers aux lecteurs de Science et pseudo-sciences : la psychanalyse, les pseudo-médecines, l’homéopathie, les ravages des faux souvenirs, l’astrologie… Mais le lecteur curieux trouvera aussi matière à développer son aptitude au doute et sa capacité à déjouer les pièges de la désinformation.

Book-e-book

Enseignée dès l’Antiquité, la zététique est en fait le refus de toute affirmation dogmatique et le flambeau est ici repris en tant qu’approche scientifique rigoureuse des  phénomènes prétendument paranormaux. Mais la zététique ne se restreint évidemment pas au seul domaine de l’extraordinaire, elle se veut également un pilier fondamental du développement général de l’esprit critique. Fondée en 2002, Book-e-book a su se créer une place particulière dans le monde de l’édition. En 2018, Henri Broch, son fondateur, a confié à l’Afis la poursuite de l’aventure.

book-e-book.com

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Découvrez les vidéos des conférences organisées par l′Afis sur notre chaîne YouTube (50 ans, vaccins, Lyme, nucléaire, etc.)

SOMMAIRE DES ANCIENS NUMÉROS 315. Pesticides et santé : ce qu’en dit la

321. Maladie de Lyme : et si le scandale

316. Cancer : les principales causes

322. Alimentation : bactéries, virus,

317. Climat : ce que dit la science,

323. Glyphosate, Lévothyrox, Lyme...

318. Comment s’établit la vérité

324. Déchets nucléaires et stockage

319. Cerveau : mythes et réalité (effet

325. Résistance aux antibiotiques : crise

320. Épidémie de pseudo-sciences en

326. LED et lumière bleue : quels risques ?

science – Science et technologies : faire entendre une voix raisonnée – Voice of young science, la voix des jeunes pour la science.

en France – Agriculture : pesticides et environnement – Radioactivité : les faibles doses sont-elles dangereuses ? – Biodiversité : la nature est-elle idyllique ? Les rêves ont-ils un sens ?

ce qu’elle ne dicte pas – Autisme : Épidémie ? Environnement ? Hérédité ? Vaccins ? Pesticides ?

scientifique ? À qui faire confiance ? Biais, fraudes et embellissements – Biotrial, Dépakine, Mediator : le cycle du médicament en question.

Mozart, cerveau gauche/droit, seulement 10% utilisés) – Vaccins, décryptage d’une peur infondée – Santé : construction d’une fausse alerte – Quand nos raisonnements sont biaisés.

Russie – Viande rouge cancérogène : faut-il s’alarmer ? – Modification du génome. CRISPR-Cas9 : entre percée scientifique et controverse – Élections et sondages : reflètent-ils toujours les préférences et les opinions ? – Pollution de l’air : 11, 3 100, 11 000, 34 000 ou 48 000 décès annuels ?

était ailleurs ? – Cancers évitables : les conséquences des campagnes antivaccination – L’âge de la Terre : 6 000 ans devenus 4,6 milliards d’années – Le dualisme esprit-matière derrière les pseudo-sciences.

fipronil, OGM, intoxications… les risques réels et les craintes infondées – Les « Lyme doctors », un risque pour les patients – Les scientifiques engagés : engagent-ils la science ?

La science inaudible – Science et médias : une relation sous influence – Sophrologie : quels fondements ? – Enfants et écrans : quels risques ? – Écriture inclusive – Le bonheur : causes et conséquences.

géologique – Test de Rorschach – Espérance de vie – Homéopathie : popularité n’est pas efficacité.

sanitaire en vue ? – Dispositifs antiondes : l’argent de la peur – Détecteurs de mensonges – Comment gérer les médicaments onéreux.

– Ovnis, yoga des yeux : un peu de science ne fait pas de mal – Médecin : qui croire ? – Les causes de cancer : la science face à la rumeur – Afis 1968-2018 : 50 ans de luttes contre les pseudo-sciences.

Les numéros sont à retrouver dans notre boutique en ligne sur afis.org

L’Association française pour l’information scientifique (Afis), créée en 1968, se donne pour but de promouvoir la science et d’en défendre l’intégrité contre ceux qui, à des fins lucratives ou idéologiques, déforment ses résultats, lui attribuent une signification qu’elle n’a pas ou se servent de son nom pour couvrir des entreprises charlatanesques.

L’Afis considère que la science ne peut résoudre à elle seule les problèmes qui se posent à l’Humanité, mais qu’on ne peut le faire sans avoir recours aux résultats de la science. Ainsi, elle assure la promotion de l’esprit critique et de la méthode scientifique et s’oppose aux tendances obscurantistes traversant la société. L’Afis s’intéresse à tous les sujets aux interfaces entre science et société. Elle dénonce également les pseudo-sciences et leurs promoteurs (astrologie, paranormal, médecines fantaisistes, etc.) et les charlatans pourvoyeurs de l’irrationnel. L’Afis appelle à une séparation claire entre l’expertise scientifique (ce que dit la science) et la décision (ce que la société choisit de faire). La prise de décision, qui intègre des jugements de valeur, est affaire de choix démocratiques ; elle est hors du champ d’action de l’association. L’Afis est une association d’intérêt général ouverte à tous. Elle est indépendante et sans lien d’intérêt financier ou idéologique avec quelque entité que ce soit : gouvernement, parti politique, entreprise, etc. Ses comptes et sa gouvernance, soumis chaque année à l’approbation de ses adhérents en assemblée générale, sont présentés sur son site Internet en toute transparence.

Science et pseudo-sciences est la revue éditée par l’Afis. Elle est réalisée par une équipe de rédaction entièrement bénévole et publie des textes provenant d’auteurs très variés, scientifiques ou nonscientifiques, issus du monde académique, de la sphère économique ou, plus largement, de la société civile. Chaque auteur est présenté quant à ses activités professionnelles ou associatives en lien avec le contenu de son article. Aucun contributeur n’est rémunéré.

Des enjeux économiques et sociaux, politiques et moraux, et d’une façon générale sociétaux, conduisent certains acteurs à propager des informations scientifiquement fausses ou déformées, ou à attribuer indûment à des faits scientifiques des implications politiques ou morales. Science et pseudo-sciences apporte l’éclairage permettant à ses lecteurs de construire leurs propres opinions. La science est un processus lent et continu. La rédaction de Science et pseudo-sciences se donne le temps pour prendre le recul nécessaire à l’analyse des faits et de leur signification. Science et pseudo-sciences rejette le relativisme où toute hypothèse devrait se voir reconnue une part de vérité. L’état des connaissances issu d’un consensus est explicitement présenté. Dans les domaines de la santé et de l’environnement, les avis des agences sanitaires ou des institutions académiques sont toujours rappelés. Les faits et les résultats sont séparés, autant que possible, de l’interprétation. Les sources et les références, à l’appui des affirmations présentées dans les articles, sont toujours fournies, permettant aux lecteurs de les vérifier et d’approfondir le sujet. Les articles d’opinions sont clairement indiqués comme tels. Les articles signés ne reflètent pas nécessairement le point de vue de la rédaction.

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